La notion de réminiscence
conférence prononcée à l'Ecole normale supérieure en février 2006 texte inédit en français publié en italien dans La Sartoria di Proust, Pise, ETS, 2010, traduction de Dario Ferrari extrait [...] Il est frappant que, chez Proust, les réminiscences soient irréductiblement multiples. Elles sont comme des îlots de passéité. Elles sont à chaque fois réminiscence de Combray, de Venise, de Balbec. Il en va de même des réminiscences sans reconnaissance, qui sont des événements individualisés, Martinville, Hudimesnil, le septuor. Il n’y a pas « la » réminiscence, qui donnerait l’Un dans une seule extase absolue. A ce multiple des réminiscences correspond d’ailleurs ce que Mauriac appelait la « totale et terrible absence de Dieu » dans la Recherche, absence qui a inlassablement horrifié la critique chrétienne, non sans fondement d’ailleurs, de son point de vue du moins, car il est de fait que peu d’œuvres semblent avoir séjourné aussi tranquillement dans la disparition promise par Nietzsche, en décrivant l’intériorité sans prière d’une subjectivité infinie. Les plénitudes multiples des réminiscences ne sont pas en défaut d’une plénitude unitaire de nature mystique. Elles sont, dans le livre de Proust, à chaque fois la seule plénitude possible, la plénitude la plus pleine, la plus intense. C’est en ce sens que ces intensités affectives sont éprouvées par une subjectivité infinie. Celle-ci ne tient pas de l’opposition à un absolu divin, ou pour le moins hors d’elle, les marques d’une finitude. Elle multiplie, au contraire, ce qui est pour elle la seule expérience d’un absolu. Ce qui détient une telle possibilité de multiplier l’absolu est proprement infini. Le sujet éprouve son infinité et son immortalité dans chaque réminiscence, mais cette épreuve, n’ayant nulle borne fixée par un absolu externe, est susceptible de s’accroître de deux manières, par le nombre des réminiscences, et par leur compréhension, qui en intensifie la sensation. Juste avant la matinée Guermantes, le narrateur connaît, coup sur coup, trois réminiscences, et cette suite miraculeuse est un accroissement des ressources d’infinité du sujet, une multiplication des signes du courage, qui procure au narrateur ce qu’il appelle, d’une manière significativement triviale, car on dirait que cette force elle-même est si grande qu’elle suspend un instant l’art des métaphores, un « appétit de vivre » formidable et inédit. Mais cette multiplication est aussi au profit d’un approfondissement de la connaissance de ces événements affectifs, inséparable de leur intensification. Des réminiscences, le narrateur dit que « la seule manière de les goûter davantage, c’était de tâcher de les connaître plus complètement »[1]. La plénitude a donc des degrés, car elle varie sous la dépendance du sujet infini. Un tel sujet apparaît, dans cette maîtrise et cette plénitude, au terme de ce qui mérite peut-être de s’appeler une méditation cartésienne, à condition de marquer que, sous une ressemblance primaire avec Descartes et Husserl, le mouvement de pensée est ici, comme on va l’observer plus loin, strictement inverse. Gilles Deleuze nous demande une décision ontologique très lourde, pour comprendre la réminiscence ; nous devons non seulement poser qu’il y a le virtuel, mais aussi concevoir que cet en soi peut, à nous, se manifester tel quel. Cette lecture ontologique est inséparable de l’idée que l’important, dans la réminiscence, c’est son objet, parce qu’il est doté de la virtualité comme d’une qualité inouïe. Or, la multiplicité des réminiscences entraîne à chercher l’unité de leur concept non pas dans une objectivité vers laquelle elles devraient aller, bien plutôt dans le sujet qui les éprouve. Aucun objet n’est a priori désigné pour la réminiscence. Tout ce qui a eu lieu peut être cet objet ; tout ce qui a lieu peut être son occasion. Le narrateur en fait l’expérience aux jardins des Champs-Elysées, dans A l’Ombre des jeunes filles en fleur, lorsqu’un parfum d’humidité moisie, à proximité du cabanon des toilettes, provoque en lui une véritable exaltation mémorielle, car elle lui rappelle la chambre de l’oncle Adolphe, à Combray[2]. Il se lamente alors d’être ému par tant d’insignifiance, croyant encore, à ce moment-là, que la littérature, à laquelle il aspire, doit traiter d’idées importantes. En réalité, ce qui est ici manifeste, bien que cela reste à découvrir par le narrateur lui-même, c’est que l’insignifiance réelle de l’objet des réminiscences, tout comme, liée à cette banalité, leur multiplicité possiblement indéfinie, les désignent pour être les événements d’une subjectivité et non d’une objectité spéciale. Les choses y tiennent aussi peu de place que les êtres dans la doctrine proustienne de l’amour, où le dernier mot revient à une force solitaire du sujet, capable de multiplier et de remplacer les objets de son désir, et survivant toujours, si même après quelque traversée douloureuse, à leur perte. Il existe pourtant une grande différence entre l’amour et la réminiscence. Si l’amour laisse le sujet livré à lui-même, il ne réunit pas cette présence à soi au thème d’une vérité. Le sujet qui apparaît au début du Temps retrouvé est solitaire et survivant, mais il est sans certitude et désoeuvré. Dans les volumes précédents, on l’a vu, pendant un temps considérable, chercher des lieux et des manières de vivre où, considérée de loin, l’épreuve d’une plénitude semble possible. La mondanité, l’amitié, l’amour, sont d’abord désirées comme des expériences susceptibles de nous dévoiler un secret dont la dépossession faisait l’inquiétude de notre existence tout entière. Le livre raconte l’accomplissement de ces expériences attendues et l’épuisement de leurs ressources. Elles montent et refluent comme un phénomène de marée. La fin des Jeunes filles en fleur expose le reflux de l’amitié, la fin de Guermantes le reflux de la vie mondaine, la fin de La Fugitive le reflux de l’amour. Le narrateur est allé au bout de ces formes de vie, sans d’ailleurs avoir pour cela produit un effort de sa volonté, ce sont elles qui l’ont mené au bout d’elles-mêmes, et l’intensité qui entourait leur désir s’est retirée. Il reste alors un sujet sans plénitude, qui est aussi sans vérité. La vérité, jusqu’au Temps retrouvé, subit une flexion continue et incroyable. De pli en pli, elle nous laisse dans un doute général. Cela est frappant si l’on examine deux types de vérité auxquels est particulièrement confronté le narrateur, avant la fin : la vérité affective et la vérité « détective » (si l’on permet, au bénéfice de la symétrie, de faire de ce nom un épithète). La vérité affective, c’est ce que l’on cherche en demandant : est-ce que j’aime vraiment Albertine ? Cette question donne d’abord lieu à une multiplicité de petits plis, des petits plis que l’on coche en disant oui, puis non, puis oui, etc. La disparition d’Albertine provoque d’abord un grand pli, qui efface tous les précédents, de son oui douloureux et massif. Mais l’installation de l’oubli efface à son tour ce grand pli, le déplie ou se replie sur lui, peu importe : il reste peu de chose d’une notion de vérité à la fin de tous ces pliages et dépliages. La question de la vérité détective serait plutôt : que faisait Albertine, tel jour et à telle heure, en quel lieu, et avec qui ? Question qui, à force d’être répétée, doit confirmer ou infirmer sa vie gomorrhéenne. L’enquête est destinée à imprimer le pli d’une conviction, à l’appuyer ou à le défaire définitivement. Après la mort d’Albertine, la missive d’Aimé, qui prétend recueillir à Balbec la confession sans équivoque d’une blanchisseuse, semble précisément plier l’affaire. Mais voici qu’au détour d’une conversation avec Andrée, celle-ci affirme qu’Albertine n’a jamais eu les goûts que Marcel lui attribue. Immense pli, qui supprime le précédent. Or, bien plus tard, Andrée avoue tout le contraire. Et toutefois, il existe encore un nouveau doute, car le narrateur a remarqué que certaines bizarreries de son caractère la poussent, à de certains moments, à dire précisément ce qui, vrai ou faux, risque de blesser son interlocuteur. Plus tard encore, Andrée énoncera une sorte de clef pour toutes les énigmes de la conduite d’Albertine, révélant qu’après avoir eu la fièvre typhoïde elle était souvent capable d’actes sans suite, de départs ou de revirements intempestifs, et qu’il n’y avait donc aucun secret, aucun sens secret, dissimulé derrière les incohérences nombreuses de sa conduite. Deleuze avait bien vu la présence de la folie dans la Recherche. Celle-ci bouleverse la présupposition d’une vérité détective à chercher, elle est au principe des perplexités et des renversements où nous ne cessons pas d’être pris. Que peut-on affirmer, demande le narrateur, ayant d’abord cru Albertine facile, puis s’étant heurté à une résistance sévère, et faisant, en définitive, aisément sa conquête, « puisque ce qu’on avait cru probable d’abord s’est montré faux ensuite, et se trouve en troisième lieu être vrai »[3] ? La suite n’est pas close, il semble, dans la Recherche, qu’il y ait toujours un quatrième, un cinquième, un sixième lieu possible, et ainsi de suite dans l’indéfini. Et telle pourrait y être la formule générale de la flexion de la vérité. La réminiscence, c’est alors ce qui réunit le sujet simultanément à une vérité et à une plénitude. Elle est peut-être, en ce sens, une sorte de cogito, à la condition de considérer le cogito selon sa fonction plutôt que sa traduction, comme ce qui délivre une première certitude, comme ce qui survient au terme d’une recherche de vérité primitive – et se trouve impliquer un sujet sans qu’un privilège de celui-ci ait d’abord été supposé. Certaines pages du Temps retrouvé ont le ton des Méditations métaphysiques. Mais la différence est grande avec Descartes, car ici, la première certitude est aussi la dernière. Elle survient in extremis, à la fin du temps, après l’épuisement du monde. Il n’y a pas d’écartement initial et volontaire de toutes les illusions possibles ; elles sont, au contraire, toutes habitées, jusqu’à leur reflux intrinsèque. Dans l’inspiration cartésienne, la phénoménologie commençait par suspendre le douteux et l’inessentiel. Elle cherchait à obtenir une lumière d’origine, dans laquelle les choses apparaîtraient, en quelque sorte, à l’état natif, dans laquelle c’est l’apparition elle-même qu’on verrait apparaître. Son mouvement propre l’entraînait vers le toujours plus fondamental, le toujours plus originaire : Eugen Fink disait très bien que le problème de la phénoménologie était celui de l’origine du monde. Proust invite plutôt à ne chercher une lumière que dans la fin du temps, au bout d’une traversée du monde. Cette situation dans l’ultime, et non dans l’originaire, dispose elle-même une lumière de vérité sur les choses : les vraies aubépines sont les aubépines du passé, les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus. Tout objet semble en mesure d’être le cogitatum de ce cogito. [...] [1]. Le Temps retrouvé, III, 877. [2]. A l’Ombre des jeunes filles en fleur, I, 494. [3]. Le Côté de Guermantes, II, 361. |