Virtuel et réminiscence
publié dans Bergson, ouvrage collectif aux éditions du Cerf, sous la direction de Camille Riquier, en 2012 extrait (...) Dans sa lecture de Bergson, qui conditionne la manière dont il introduit ce concept au cœur de sa propre pensée, Deleuze opère en effet une sorte d’ontologisation du virtuel. Bergson ne dit pas « le virtuel » ; il parle d’« état virtuel ». Le passage au substantif est le fait de Deleuze. Il n’est d’ailleurs que la traduction spontanée d’un mouvement de pensée qui consiste non seulement à établir – peut-être plus encore que chez Bergson – le virtuel comme un secteur de l’être à part entière, mais comme celui où il y a, en quelque sorte, le plus d’être, comme si le virtuel désignait le cœur essentiel de toutes choses, la chose en soi en retrait derrière le phénomène, ou l’être de l’étant. Faut-il chercher dans la pureté du « souvenir pur » dont Bergson a forgé la notion une essence, un secret de l’être ? Dire, comme le fait Bergson, que le passé se survit « en soi », se conserve par lui-même, en lui-même, parce qu’il n’est emmagasiné nulle part, cela autorise-t-il à reconnaître en lui « l’être en soi » ? On ne peut manquer, en rapportant le virtuel à la réminiscence, de tendre à le confondre avec le domaine d’essences traditionnellement ouvert par cette forme singulière de mémoire, aussi bien chez Proust que chez Platon. Telle est la pente de la philosophie deleuzienne, dès le livre sur le bergsonisme. Avec la notion d’état virtuel comme mode d’être spécifique, la théorie bergsonienne de la mémoire retourne le préjugé selon lequel le passé se serait en quelque sorte absenté de l’être. Dans sa lecture, Deleuze semble accentuer le trait en retirant l’être au présent, comme si cela devait être une contrepartie de la reconnaissance de l’être du passé. « Si nous avons tant de difficulté à penser une survivance en soi du passé, c’est que nous croyons que le passé n’est plus, qu’il a cessé d’être. Nous confondons alors l’Etre avec l’être-présent. Pourtant le présent n’est pas, il serait plutôt pur devenir, toujours hors de soi. Il n’est pas, mais il agit. Son élément propre n’est pas l’être, mais l’actif ou l’utile. Du passé au contraire, il faut dire qu’il a cessé d’agir ou d’être-utile. Mais il n’a pas cessé d’être. Inutile et actif, impassible, il EST, au sens plein du mot : il se confond avec l’être en soi. » (1) Ainsi l’équation de l’être et du passé est-elle subtilement – mais clairement – établie. Le fait que le virtuel soit, chez Bergson, hors d’atteinte de toute visée psychologique atteste pour Deleuze son caractère ontologique, avant que la réminiscence n’apparaisse comme une conciliation presque miraculeuse de l’ontologie et de la psychologie. « Ce que Bergson appelle « souvenir pur » n’a aucune existence psychologique (…) En toute rigueur, le psychologique, c’est le présent. Seul le présent est « psychologique » ; mais le passé, c’est l’ontologie pure, le souvenir pur n’a de signification qu’ontologique. » (2) Cette signification ontologique est-elle si établie chez Bergson ? Certes, il définit pour le passé un mode d’existence qui lui est propre. Mais une chose est de dire que le passé est de l’être ; une autre est de dire qu’il est l’être. La signification du souvenir pur n’est-elle pas aussi bien méthodologique ? Dans Matière et Mémoire, Bergson analyse les éléments dont se compose une réalité fondamentalement mixte et que l’on mutilerait en prétendant chercher sa quintessence dans un seul de ses éléments – qu’il s’agisse du souvenir pur ou, selon une autre perspective, de la perception pure. Le souvenir n’est pas pur parce qu’il s’identifierait avec l’être comme tel, mais parce qu’il est isolé dans un moment d’abstraction provisoire qui ne peut passer pour la fixation ultime d’une ontologie. Il est indépendant « en droit », mais la différence du droit et du fait n’est pas celle de l’être et du phénomène. Construire le motif d’un passé en soi dont on n’aurait jamais l’intuition, sauf justement en dépassant Bergson par la réminiscence ou l’image-cristal, n’est-ce pas reconduire le bergsonisme à un étrange kantisme où le souvenir pur tiendrait lieu de noumène ? Il n’y a, dans Matière et mémoire, aucun pathos du virtuel comme essence dont l’accès nous serait barré. Toute la philosophie de Bergson affirme au contraire la possibilité de coïncider avec l’absolu, lequel est d’ailleurs multiple. La science peut coïncider absolument avec la matière. La métaphysique peut – à son exemple mais non à sa manière – coïncider absolument avec la vie. « C’est l’être même, dans ses profondeurs, que nous atteignons par le développement combiné et progressif de la science et de la philosophie. » (3) L’être n’est pas celé dans un mode spécifique. La vie est sans doute plus profonde, plus difficilement saisissable, mais ce n’est pas un titre à l’exclusivité ontologique. L’être ne se réduit pas à la vie ; et la vie ne se réduit pas au virtuel. C’est bien au-delà de Matière et Mémoire que Deleuze unifie, dans sa lecture de Bergson, le champ de l’être sous le concept de virtuel (et de l’actuel qui en est le corrélat ; mais il semble que, chez Deleuze, l’actuel soit au fond une sorte de moment du virtuel considéré comme l’être même, un peu de la même manière que chez Hegel la phénoménalisation est intrinsèque au mouvement de l’absolu, à l’absolu comme mouvement ; ou comme le dit Badiou : l’actuel est une production immanente du virtuel). Il définit la durée et l’élan vital comme des actualisations d’un virtuel, « Un-tout » immémorial (on le voit particulièrement au chapitre V du Bergsonisme). Ainsi les différents concepts par lesquels, de livre en livre, Bergson approfondit et renouvelle la détermination du temps se trouvent-ils, en quelque sorte, subordonnés à l’un d’entre eux, celui de mémoire. Chez Deleuze, le virtuel n’est plus seulement l’état dans lequel se conserve ce qui a quitté le présent. Il n’est plus seulement un effet du temps qui avance, qui est invention incessante et qui crée de fait ce passé dont il faut définir la nature et considérer la place au sein de l’être. Il précède le temps dont il est condition et fondation. « Le passé – écrit Deleuze – ne suit pas le présent, mais au contraire est supposé par lui comme la condition pure sans laquelle il ne passerait pas. En d’autres termes, chaque présent renvoie à soi-même comme passé. D’une pareille thèse, il n’y a d’équivalent que celle de Platon – la Réminiscence. La réminiscence aussi affirme un être pur du passé, une Mémoire ontologique, capable de servir de fondement au déroulement du temps. » (4) Si Deleuze peut ici entraîner le bergsonisme vers une philosophie de la réminiscence dont il se réserve pourtant l’accomplissement, c’est parce que, dans cette manière de le présenter, il en déplace les éléments fondamentaux au moment de les restituer. Là encore, en effet, une chose est de dire que le passé doit être contemporain du présent, sinon sa genèse est obscure. Une autre chose est de dire que ce passé est le moteur même de l’écoulement du temps, et cela, rien, dans Matière et Mémoire, ne permet justement de le dire. Deleuze était allé de la thèse de l’inscription du passé dans l’être à celle de l’équation de l’être et du passé. De là vient ensuite l’idée que ce qui a tant d’être devait au fond être déjà avant de passer. Comme si, dans une circularité remarquable, le virtuel était à la fois la source et le résultat du temps. En définitive, pour Bergson, virtuel est le mode d’être de ce qui demeure après le passage du temps ; pour Deleuze, c’est plus encore le mode d’être de ce qui existait avant. Il n’y a pas, chez Deleuze, de genèse du virtuel, le virtuel étant condition de toute genèse. « Le virtuel (…) est le caractère de l’Idée ; c’est à partir de sa réalité que l’existence est produite, et produite conformément à un temps et un espace immanents à l’Idée. » (5) Ne faut-il pas préserver, chez Bergson, une différence essentielle entre durée et mémoire ? Entre l’élan qui transit le temps et le passé virtuel dont ce temps produit la genèse ? Dire que la durée est conservation et accumulation du passé, est-ce la même chose que de dire qu’elle est déploiement d’une mémoire ? Ne faut-il pas maintenir purs de toute antécédence, si subtile soit-elle, la puissance créatrice du temps et le surgissement de la nouveauté ? Deleuze a beau affirmer que le virtuel est hétérogène à l’actuel, qu’il y a entre eux une correspondance sans ressemblance (c’est ce qui distingue le virtuel du possible, image affaiblie et rétrospective du réel), et que, par conséquent, l’actualisation reste authentiquement une création ; il est difficile de retrouver chez lui la morsure imprévisible, inouïe, du temps sur les choses, qui est la marque de la philosophie bergsonienne. L’enjeu, pour Deleuze, à l’époque du Bergsonisme et de Différence et répétition, est de produire un concept de l’être comme différence. Il le trouve dans le virtuel qu’il pose comme lieu de différences originaires (la « différentiation ») vouées par nature à s’actualiser (la « différenciation »). Alors que chez Hegel, la différence conçue comme contradiction reste une condition de la manifestation de l’être déterminé comme esprit, chez Deleuze, l’être comme virtuel est à chaque instant et de part en part différence, différentiation originaire d’abord, différence avec soi dans l’actualisation ensuite (puisque l’actuel est différent du virtuel), différences enfin entre les êtres qui s’actualisent. Chez Hegel, l’essence de l’essence est de se manifester. Chez Deleuze, l’essence de l’essence – c’est-à-dire du virtuel, c’est-à-dire de ce qui est déjà, initialement et fondamentalement, différence – est de se différencier. « Ce qui est premier dans le processus d’actualisation, c’est la différence – la différence entre le virtuel dont on part et les actuels auxquels on arrive, et aussi la différence entre les lignes complémentaires suivant lesquels l’actualisation se fait. Bref le propre de la virtualité, c’est d’exister de telle façon qu’elle s’actualise en se différenciant, et qu’elle est forcée de se différencier, de créer ses lignes de différenciation pour s’actualiser. » (6) Il faut reconnaître là une thèse qui n’est plus celle de Bergson, mais celle de Deleuze, parce qu’elle est tout entière déterminée par le dessein de penser l’être comme différence. (...) (1) G. Deleuze, Le Bergsonisme, Paris, PUF, 1966, p. 49-50. [2) Ibid., p. 50-51. (3) L’Evolution créatrice, Paris, PUF, « Quadrige », 2007, p. 200. (4) Le Bergsonisme, p. 54-55. (5) Différence et répétition, p. 273. (6) Le Bergsonisme, p. 100. |