Proust: Littérature, intériorité, langage privé
conférence prononcée au séminaire restreint de Jacques Bouveresse, au Collège de France, en février 2006 texte inédit extrait [...] Proust n’a pas fixé en un jour sa conception de ce qui devait être l’objet de la littérature. Il ne suffisait justement pas de vouloir qu’elle parle de la « vie intérieure », l’essentiel restait de déterminer les moyens qui permettraient d’accomplir adéquatement ce propos, qui, autrement dit, le rendraient possible. Toute la Recherche nous montre un personnage qui a certes résolu d’écrire sur des événements affectifs intimes, mais qui est très incertain d’y réussir et ne sera convaincu que tardivement d’en être capable. Or, ce doute provient certainement d’une ambition particulière : Proust semble avoir assez tôt renoncé à croire que la littérature devait constituer une recension d’expériences ineffables. Un épisode de Jean Santeuil le laisse penser (1). M. Beulier, le professeur de philosophie, donne une leçon de style à Jean, qui est manifestement très désireux d’écrire, mais a conçu de ses talents poétiques une idée trop haute pour ce qu’ils sont encore. En voulant se donner un ton de littérature, il écrit d’une manière pompeuse, ou plate. A quoi bon parler des « parfums exquis » ou des « odeurs embaumantes » ? Tout le monde peut dire cela, et cela ne dit rien du tout. Ce n’est pas ainsi que la littérature peut gagner sa valeur. Le conseil de Beulier est celui-ci : « Vous avez sans doute éprouvé, comme tout le monde, la noble volupté que donnent certains parfums : tâchez de nous la rendre, et ce sera mille fois plus intéressant. » Il est assez remarquable que de telles expériences affectives, pour intenses qu’elles puissent être, soient aussitôt jugées tout à fait ordinaires par le professeur de philosophie : la possibilité de leur singularité et de leur incommunicabilité ne fait même pas l’objet d’une interrogation, et l’on dirait bien que le poète, ou l’écrivain de l’intime, se voit ici proposé, non pas la mission d’exprimer une vie intérieure, la sienne, qui serait particulièrement importante, et tirerait cette importance d’être unique, mais plutôt (au moins l’on serait tenté de le dire ainsi) le métier de donner à tous les hommes une description, dans la langue commune, de sensations qui les requièrent particulièrement. L’écrivain ne parle pas pour lui. Il n’est pas un « mage romantique » révélant ce que, dans l’histoire des hommes, lui seul a éprouvé ; il ne se distingue pas par une sensibilité spéciale, car ce qui le touche a déjà touché tout le monde, mais par une certaine capacité de communiquer ce que tous ressentent et ne savent justement pas dire. L’écrivain peut donc dénouer le problème suivant : tout le monde a éprouvé la volupté intense de certains parfums, c’est une expérience qu’on peut dire ordinaire, mais sans doute est-ce une expérience non moins ordinaire que de manquer de mots pour dire la précédente, et l’on peut alors penser que s’établit par là une croyance de « tout le monde » à connaître, chacun de son côté, des expériences affectives intenses et proprement incommunicables, parce qu’elles seraient, pour chaque individu, les siennes et celles de nul autre. La fonction communicative de l’écrivain devrait avoir pour résultat de dissiper une telle croyance, en montrant à chacun que c’est bien cela qu’il avait en tête, en montrant, par conséquent, que c’est à chaque fois communicable et déjà commun. Jean, dans son texte, évoquait « les senteurs enivrantes, pleines de suggestions obscures, du lilas et de l’héliotrope ». Une première remarque du professeur est pour éviter la mention des suggestions obscures. « Si c’est pour nous dire qu’elles sont obscures sans être capable de les éclairer, autant n’en pas parler. » Peut-être Jean aurait-il pu se défendre un peu en disant : au moins, je montre à tous les hommes que pour moi également la senteur d’un parfum est une source de suggestions obscures, et le lecteur pensera : tiens, lui aussi éprouve des choses obscures dans ces moments, je ne suis pas seul au monde à ressentir cela. Mais même si tous sont d’accord sur l’existence des suggestions obscures (comme si, apprenant par le texte qu’un autre homme en éprouve, on observait, de proche en proche, que ce sentiment est très ordinaire : « ça par exemple, chez vous aussi cela provoque un sentiment d’obscurité, et chez vous aussi, et pour vous aussi, etc. ? »), trop peu est gagné, chacun pouvant toujours croire que l’obscurité qui lui apparaît est unique, puisqu’il lui semble aussi ne pas pouvoir vérifier, par une communication, si tel est ou non le cas. L’éclaircissement de l’obscur dans le langage doit précisément mettre sur la place publique la communauté elle-même de la sensation, en dissipant l’obscurité derrière laquelle, en chacun, cette communauté reste cachée. Une deuxième remarque de Beulier laisse entendre que l’observation précise et concrète des choses est déjà un moyen efficace de réduire cette obscurité. En réalité, Jean ne peut rassembler sous celle-ci les parfums du lilas et de l’héliotrope que parce qu’il ne sait pas percevoir leur différence : l’odeur des lilas n’est frappante que lorsqu’ils sont encore mouillés par une pluie qui vient de tomber, tandis que celle des héliotropes, « douce » plutôt que « fraîche » comme la précédente, n’est vraiment appréciable que sous le soleil (« mais ce n’est pas moi qui vous donnerai tous ces conseils, puisque je suis seulement ici pour vous apprendre la philosophie », dit le professeur après avoir pourtant mentionné ces détails). S’il avait su faire cette différence, Jean aurait sans doute aussitôt été forcé de caractériser la nature de sensations elles-mêmes différentes, et donc déjà bien moins vagues par le fait d’être distinguées entre elles. La trace d’une telle leçon se retrouve à la fin de « Combray », la première partie de Du Côté de chez Swann, lorsque le narrateur dit rester en extase, pendant les soirs d’été orageux, en éprouvant le sentiment de respirer le parfum de lilas invisibles « à travers le bruit de la pluie qui tombe (2) ». Bien loin de dire « j’éprouve une volupté obscure pendant les orages de l’été », il refuse la mention même d’une obscurité et déplie dans une seule phrase ce qui lui apparaît comme les éléments caractéristiques de la plénitude de ces soirs : la confrontation du présent et d’un passé lointain, et tout en même temps le mixte d’une audition et d’un sentiment de humer. On peut concevoir que dans l’ignorance du lien entre les lilas et la pluie, il aurait été bien plus difficile, pour le narrateur, d’expliciter la qualité particulière de tels moments ; peut-être aurait-il dû se résigner à concéder leur obscurité, alors que le travail de la littérature semble ici consister à rendre raison d’une intensité affective en manifestant des interactions multiples et précises entre des éléments distincts. Ce travail est sans doute inspiré de Baudelaire, qui dépliait la « ténébreuse et profonde unité » de la sensation intense par la mention de « correspondances » multiples entre les sons, les parfums, les couleurs. Le fait que cette brève doctrine de la littérature soit énoncée par le professeur de philosophie ne semble donc aucunement impliquer qu’elle ne devrait pas être, au moins dans ses traits essentiels, celle de Proust lui-même. Des idées très semblables sont énoncées dans le fameux article « Contre l’obscurité », composé à l’époque où Proust s’attelle à Jean Santeuil. Proust y concède volontiers que les sensations obscures, plus rares et plus difficiles à exprimer que les sensations claires, ont aussi bien plus d’intérêt pour les poètes, mais seulement à condition de les rendre claires elles-mêmes (3). Un tel devoir de clarté oppose d’ailleurs, dans le même texte, la littérature et la philosophie. Le poète « ne peut bénéficier du droit qu’a tout philosophe profond de paraître d’abord obscur ». Il faut remarquer que ce sentiment d’obscurité propre à la philosophie ne vaut qu’en un premier temps d’étrangeté, est destiné à se réduire, et n’est en aucune manière lié à un goût périlleux du mystère : dans la conception que s’en fait Proust, il est tout à fait compatible avec l’observation de la logique et l’usage d’une langue rigoureuse, mais il provient simplement de la difficulté que peut avoir à pénétrer une telle parole un lecteur ou un auditeur non habitué, tel Jean, qui perd le fil du premier cours de Beulier au bout de cinq minutes, parce que la rigueur d’enchaînements inédite y épuise son attention. On peut, en vérité, considérer que la rencontre de Beulier est un épisode destiné à marquer une division forte entre la philosophie et la littérature, division nécessaire mais qui n’apparaît tout d’abord ni à Jean Santeuil, ni au narrateur de la Recherche. Beulier, le philosophe, est celui qui dit : voici votre travail, ou du moins, ce qu’il devrait être, quant au mien, il est bien autre chose, il n’est nullement de distinguer les senteurs du lilas et de l’héliotrope ; et tout en même temps, Jean comprend que le mode d’expression philosophique n’est pas le sien, quoiqu’il éprouve peu à peu une admiration croissante pour son professeur. Avant cette leçon décisive, Jean attend de la philosophie une sorte de littérature supérieure, vaguement similaire à quelques phrases de Renan et de Barrès ; il se l’imagine sans doute comme une poésie saupoudrée d’idées, et grâce à ces idées, un peu plus intense, un peu plus profonde, un peu plus obscure. Mais il ne peut croire cela que parce sa notion de la poésie est confuse. Il vit encore dans la rêverie d’une unité de la poésie et de la philosophie, où sont perdus les caractères et les pouvoirs particuliers de l’une et de l’autre. Il semble qu’un apprentissage similaire, et un même renoncement à cette indivision de la littérature et de la philosophie, soient à l’œuvre dans l’une des étapes de la formation littéraire du narrateur de la Recherche du temps perdu. Celui-ci connaît un plaisir très particulier en respirant un parfum d’humidité à l’entrée du pavillon des vespasiennes aux jardins des Champs-Elysées. « Une véritable exaltation m’avait été communiquée, non par quelque idée importante, mais par une odeur de moisi (4). » Cette remarque conduit le narrateur à douter de la légitimité de ses prétentions d’écrivain, car, à ce moment-là, il n’est justement pas encore en possession de la certitude que c’est bien quelque chose comme cela, comme ces parfums si simples, que la littérature telle qu’il la conçoit est en devoir d’énoncer. Pour l’instant, il a plutôt l’impression d’avoir, comme on dirait de nos jours, une vie intérieure bien pauvre, et s’inquiète d’autant plus d’être exalté par tant de banalité. On sait que le narrateur est, au commencement, admirateur de l’écrivain Bergotte ; or il lui semble être indigne de cette admiration dès lors que ses vrais plaisirs sont dans des sensations fugitives, mais intenses, plutôt que dans la formulation, apparemment prisée par Bergotte dans sa littérature, d’« idées » ambitieuses et profondes. En réalité, on peut penser que la manière d’écrire de Bergotte est au plus loin de ce que sera celle du narrateur (et surtout de Marcel Proust lui-même) quand il sera parvenu à la maîtrise de ce qu’il veut faire. Bergotte est le type même de l’écrivain qui fait rêver à une indistinction de la littérature et de la philosophie. Quand le narrateur raconte cette époque où il aimait son œuvre, il dit : « plus que tout j’aimais sa philosophie (5). » Et il est impatient d’entrer en classe de philosophie, espérant qu’on y vit continuellement dans la pensée de Bergotte. Les rares échantillons du style de cet écrivain qui nous sont donnés ont peu de rapport avec la leçon de précision énoncée par Beulier. Il y est question du « vain songe de la vie », de « l’inépuisable torrent des belles apparences(6) », etc., et il est extrêmement difficile de croire que ces expressions si creuses puissent représenter l’idéal littéraire de Proust ; elles doivent plutôt figurer la manière d’écrire à laquelle il lui sera salutaire de renoncer dès lors qu’il aura compris que la littérature ne peut que gagner à ne pas vouloir être philosophique. La rencontre du narrateur avec Bergotte, chez Mme Swann, témoigne de la distance qui les sépare. Bergotte, l’écrivain philosophe, l’écrivain qui manie les idées, le console des faiblesses et des souffrances physiques qui l’accablent en lui disant qu’il a le don de goûter les plaisirs de l’intelligence. Marcel lui répond que de tels plaisirs sont bien peu de choses pour lui, et même n’ose pas avouer la vie qu’il voudrait mener, tellement elle risque de paraître, au contraire, frivole, puisqu’elle serait faite, d’un côté, d’aventures amoureuses et mondaines, et de l’autre, de plaisirs mémoriels qu’il juge encore insignifiants, étant causés par quelque chose d’aussi peu noble qu’une odeur de moisi dans les parages des vespasiennes d’un jardin public : « j’aurais aimé une existence où j’aurais été lié avec la duchesse de Guermantes et où j’aurais souvent senti, comme dans l’ancien bureau d’octroi des Champs-Elysées, une fraîcheur qui m’eût rappelé Combray (7). » L’importance de cette phrase tient à ce qu’elle énonce à peu près exactement ce que seront les deux aspects principaux, sociologique et affectif, de l’œuvre du narrateur, quand il aura compris que c’est précisément de cela, et non d’idées philosophiques à la manière de Bergotte, que doit parler la littérature ; quand il aura compris qu’il est légitime, et non pas regrettable, que l’intelligence n’ait pas dans l’expression littéraire la part que trop d’écrivains conviennent de lui accorder. Mais cette compréhension d’une part, et la possibilité d’accomplir ce qu’elle exige d’autre part, ne surviendront qu’au terme d’un long découragement. De celui-ci, on doit pouvoir tracer sommairement l’histoire. Au début, le narrateur, admiratif de Bergotte, cherche « un sujet philosophique pour une grande œuvre littéraire »[8]. Or il n’en trouve pas et se juge d’autant plus perdu pour une telle œuvre que ce qui le touche vraiment, ce sont, non pas des idées, mais à chaque fois des intensités affectives particulières, provoquées par des parfums ou des couleurs. Ces sensations, liées à un objet particulier, lui apparaissent dépourvues de toute valeur intellectuelle et sans rapport à une vérité abstraite. Malgré tout, dans un second temps, le désir de les retenir et de les comprendre le pousse à les prendre pour objets de tentatives d’écriture, par exemple dans le texte sur les deux clochers de Martinville. Mais ces formes d’expression elles-mêmes ne sont pas satisfaisantes et sont une autre source de découragement. Il est possible que cet échec provienne de la persistance de la croyance initiale : elles correspondent sans doute trop à une sorte de poésie en prose romantique, où est recherché un secret profond de la rêverie, lequel secret risque d’être encore conçu comme une idée, une vérité abstraite (M. de Norpois dira précisément que cette page lui fait penser à du Bergotte). Elles font désespérer de la possibilité d’exprimer adéquatement la « vie intérieure », qui est la vie de tout le monde, et qui est faite des voluptés banales, bien qu’intenses, provoquées par des parfums peu nobles. Au commencement du Temps retrouvé, le narrateur, après avoir longtemps attendu une telle grâce, est convaincu qu’il ne sera jamais un écrivain, car il n’est plus affecté comme avant par certains paysages (« arbres, vous n’avez plus rien à me dire… »). C’est dans un troisième temps, plus loin dans ce même volume, que, in extremis, l’expression adéquate de la vie intérieure apparaît possible en étant indissociable de la forme romanesque. * On peut sans doute énoncer très simplement la compréhension qui est obtenue à la fin du Temps retrouvé. Le secret de la rêverie, le secret des nobles voluptés dont parlait Beulier, c’est la réminiscence. Toute l’intensité des sensations qui touchent le narrateur, aussi bien que l’auteur, est liée à la présence en elles d’un passé. Certes, cela est sans doute perçu assez tôt ; mais ce qui devient ici évident, c’est que pour exprimer convenablement ce passé, il faut recourir à un discours narratif. Il est même très probable que, réciproquement, c’est le discours narratif qui donne aux sentiments mémoriels un poids qu’ils n’auraient pas sans lui. La forme adéquate de l’éclaircissement des événements obscurs de la vie intérieure sera donc, plus précisément encore, romanesque. Les critiques ont souvent remarqué que l’importance des réminiscences est manifeste bien avant l’écriture de la Recherche, dans les essais préparatoires que constituent le Contre Sainte-Beuve et Jean Santeuil. Cependant, dans ces livres, soit elles donnent lieu à des morceaux de prose juxtaposés, comme dans le premier, soit elles sont déjà si importantes que la narration peine à se construire autour d’elles, comme dans le second. Maurice Blanchot a une image très élégante pour dire cela : Proust a d’abord eu des étoiles, mais il lui manquait un ciel. Ce ciel est le récit romanesque sans lequel les étoiles ne peuvent soutenir leur existence et leur éclat. Il semble donc que, après avoir prononcé une première distinction entre le philosophe et l’écrivain, une autre soit nécessaire entre le poète et le romancier. Quand il se rend compte que les arbres n’ont plus rien à lui dire, le narrateur de la Recherche s’exclame : « si j’ai jamais pu me croire poète, je sais maintenant que je ne le suis pas (9). » Le retour ultime d’une vocation littéraire ne signifie peut-être aucunement qu’il va se redécouvrir poète, mais bien plutôt qu’il va se découvrir romancier. En réalité, il est possible que le statut du poète soit justement trop ambigu, trop peu éloigné d’une ambition philosophique. Bergotte incarne l’ambiguïté : certes, il est présenté comme un auteur de romans, mais jamais une bribe d’histoire ne nous en est rapportée, on en parle plutôt comme d’un merveilleux compositeur de poésies en prose, et c’est aussi un essayiste, à qui l’on doit, par exemple, une plaquette sur Racine. La nécessité de rompre l’ambiguïté par la distinction nette du philosophique et du romanesque s’observe aussi dans ce qu’on pourrait appeler les genres de vie – un peu à la manière des philosophes antiques. Devant Bergotte, Marcel se dit qu’il aimerait une « existence » où il rencontrerait la duchesse de Guermantes et serait exalté par certains souvenirs, existence qui lui paraît étrangère à toute intellectualité. Dans Jean Santeuil, la vie philosophique s’oppose de manière évidente à la vie romanesque. Beulier nous est présenté à travers des anecdotes significatives, comme Pythagore, Platon et d’autres le sont par Diogène Laërce. Qu’il soit philosophe est indissociable de la vie qu’il mène. Ce genre de vie est clairement dissocié par l’auteur de Jean Santeuil d’une existence qu’on pourrait dire balzacienne, faite d’une passion des honneurs et du désir de s’introduire dans des univers sociologiques réputés inaccessibles. Beulier est une figure de sage, peut-être même de saint, mal habillé, ignorant des manières de saluer et d’entrer dans un salon. Il est remarquable que Proust présente à son lecteur ce qui ressemble bel et bien à des excuses pour ces quelques pages consacrées à la vie du sage, qui risquent de « ralentir la marche du roman ». « La faute en est à l’adolescence qui, à une certaine heure, avant de se donner à jamais aux passions du cœur, de l’ambition et des sens, se prête parfois un moment aux passions intellectuelles(10). » Jean Santeuil sera bientôt jeté dans une existence romanesque et ne rendra plus que de rares visites à Beulier, qui l’enflammeront seulement pour une heure, comme Alcibiade, emporté par sa vie de séduction et d’intrigues politiques, avoue, dans le Banquet, rester fortement ému chaque fois qu’il retrouve Socrate, mais n’en est pas moins incapable de réformer son genre de vie et de redevenir proprement philosophe. La manière dont Jean Santeuil perçoit Beulier dans son grand âge comme un enfant intact de la considération de l’honneur et du profit qui contamine les meilleurs esprits dès la vingtième année, rappelle d’ailleurs, avec certes bien plus de douceur, et, cette fois-ci, une admiration des plus sincères, les jugements de Calliclès sur l’existence philosophique. La vie même de Marcel Proust prouve qu’il n’a pas choisi une vie philosophique ; ce texte laisse clairement penser, d’une part, qu’il le savait très bien, et que, d’autre part, ce choix de vie lui-même signifie l’absence d’ambitions proprement philosophiques, Beulier témoignant qu’il n’est pas de philosophie sans vie philosophique (le métaphysicien norvégien en serait aussi un bon exemple, lui dont la parole est dite très lente, et donc bien peu mondaine, moins parce qu’il est norvégien que parce qu’il est métaphysicien). Si Proust a manifestement lu, connu, apprécié des philosophes, ce devait être comme Alcibiade devant Socrate, autrement dit, avec le sentiment de n’être pas taillé pour ce qu’il admirait, et d’être emporté dans un destin non-philosophique ; sentiment douloureux tant que c’est précisément, et malheureusement, un sujet philosophique qui est cherché pour l’œuvre, mais qui a dû cesser de l’être quand les exigences et les facultés propres au roman ont été aperçues. Les « passions intellectuelles » sont sans doute un mixte du romanesque de la passion et de l’activité intellectuelle propre à la philosophie. La rêverie sur une écriture à la fois poétique et philosophique trouve son lieu au jardin des parents, à la campagne, avant l’entrée dans l’existence, où il faudra choisir. Proust, qui veut être écrivain, a dû choisir assez tôt une vie romanesque. Le drame des philosophes qui écrivent des romans est qu’ils ont en général une vie qui l’est excessivement peu. [...] (1). Jean Santeuil, Paris, Gallimard (Pléiade), 1971, p. 263. (2). Du Côté de chez Swann, I, p. 186. (3). « Contre l’obscurité », dans Proust, Essais et articles, édition établie par Pierre Clarac et Yves Sandre, présentation de Thierry Laget, Paris, Gallimard (Folio), 1994, p. 89. (4). A l’Ombre des jeunes filles en fleur, I, p. 494. (5). Du Côté de chez Swann, I, p. 97. (6). Ibid., p. 94. (7). A l’Ombre des jeunes filles en fleur, I, pp. 571-572. (8). Du Côté de chez Swann, I, p. 179. (9). Le Temps retrouvé, III, p. 855. (10). Jean Santeuil, p. 268. |