ouveaux fragments d'une mémoire infinie (II)
dans la revue Esprit, novembre 2017 Il m’est arrivé, il y a quelque temps, d’ouvrir à nouveau le Roland Barthes par Roland Barthes. Il m’a toujours semblé que, dans ce livre étrangement exaspérant, où plus d’une fois l’on ne peut s’empêcher de bondir ou de s’esclaffer, Barthes avait perdu le contrôle de son talent – comme par une sorte de phénomène d’usure du pouvoir appliqué à l’écriture – et donné prise inconsidérément à ses détracteurs. Pour le pastiche de Burnier et de Rambaud, sorti deux ou trois ans plus tard, c’était une manne incroyable. Mais cette fois-ci, je l’ai regardé d’un tout autre œil. Il m’est apparu soudain que ce livre – objet vraiment bizarre du point de vue de l’histoire de l’édition – avait été comme une prémonition singulière, étonnamment exacte, de ce qu’allaient être, quarante ans plus tard, les profils dans lesquels nous nous exposons sur Facebook. Barthes y parle d’ailleurs de lui-même à la troisième personne, comme dans les statuts Facebook d’il y a quelques années – épouvantable manie, encouragée à l’époque par la mise en page de la machine, mais qui est, fort heureusement, en voie de disparition. Comme livre, il est horripilant ; comme profil Facebook, il fait plutôt partie des meilleurs. Un signe parmi d’autres que notre morale a déjà changé, insensiblement. * Je me souviens toujours d’une remarque de Gérard Genette, lue il y a longtemps, disant que le narrateur de À la recherche du temps perdu donne souvent, sur les autres personnages, des informations dont on se demande comment il a bien pu les apprendre, car elles concernent des moments de leur vie auxquels il ne prenait aucune part. Il sait à leur sujet des choses que, logiquement, il ne devrait pas savoir. Du point de vue de la technique du récit, Proust a donc mêlé sans y prendre garde les caractéristiques de la première et de la troisième personne, de la focalisation interne et du point de vue omniscient. Mais ce qui a pu ainsi apparaître pendant près d’un siècle, aux yeux de certains lecteurs scrupuleux, comme une invraisemblance, devient tout à fait réaliste, anachroniquement réaliste, si l’on imagine que le narrateur consacre une grande partie de son temps, dans la solitude de sa chambre aux murs capitonnés, à observer à leur insu les faits et gestes de ses amis sur Facebook, à les « stalker » – ce qui correspondrait assez, à vrai dire, à ce que l’on perçoit de son caractère, et aussi bien à ce que l’on sait de celui de son auteur, qui lui ressemble tant. * Dans son journal de l’année 1997, publié vingt ans après, Marc Lambron cite la nécrologie qu’il écrivit pour Madame Figaro au lendemain de la mort de Lady Diana. La première phrase m’a jeté aussitôt, quand je l’ai lue, dans un trouble profond que son aspect plutôt anodin ne présageait en rien : « Elle était née en 1961, l’année de la mort d’Hemingway, celle où Louis Malle tournait Vie privée – l’histoire d’une idole mondiale traquée par les paparazzis. » Comment écrivait-on une phrase comme celle-ci en 1997, sans l’auxiliaire infini d’Internet ? Il y avait donc des gens qui savaient de telles choses sans les avoir trouvées, quelques minutes auparavant, sur Google ? C’était quelque part dans leur cerveau, et ils pouvaient y accéder instantanément quand ils en avaient besoin, par exemple pour écrire un article ? Était-ce rare ? En aurais-je été capable ? Le plus troublant était qu’il me paraissait impossible de répondre à ces questions ; je ne parvenais pas à me replacer dans l’état d’innocence psychologique de 1997. Ces années au cours desquelles Internet a profondément changé notre rapport à la connaissance empirique faisaient écran devant ma mémoire. Certes, Internet existait en 1997 et il était accessible au public ; mais ceux qui l’utilisaient étaient rares et ne se connectaient que de loin en loin ; au reste, les informations historiques qu’on y trouvait n’étaient pas nombreuses et souvent peu fiables. Il ne jouait absolument aucun rôle dans ma vie ni dans celle de mes amis d’alors, et pas davantage dans celle de Marc Lambron, telle qu’elle apparaît au fil de son journal. C’était le début de ce qu’on pourrait appeler l’ère proto-numérique, du milieu des années 1990 au milieu des années 2000, que je caractériserais par le fait que, malgré l’existence et la disponibilité d’Internet, il était encore possible, et même assez courant, d’exercer la plupart ou même la totalité de nos activités pratiques et intellectuelles sans recourir à lui. Je n’arrivais pas à imaginer l’écriture d’une telle phrase autrement que sur le fond de notre recours permanent à Internet. J’ai tenté l’effort. Je me suis dit, imaginons que je sois privé de réseau et que je doive par exemple écrire quelque chose sur un homme né en 1938. Je saurais noter, sans avoir besoin de Google, quelque chose comme : « Il était né en 1938, l’année de Munich et celle de la Grande Illusion », ou encore : « Il était né en 1938, l’année des accords de Munich, celle où Sartre publia la Nausée. » (Je m’en rends compte en transcrivant cette hypothèse : c’est plus facile que pour 1961, et nombreuses sont les années pour lesquelles, spontanément, je serais bien incapable de citer deux événements significatifs – 1957, par exemple.) Mais combien de temps durerait mon innocence psychologique ? J’aurais si peur de me tromper et d’être férocement démenti par les lecteurs, qui maintenant peuvent tout savoir, que naturellement je vérifierais sur Google, même en étant sûr de moi, et cette vérification me plongerait dans tout un monde de nouvelles informations, de détails, où je déambulerais par curiosité, où je chercherais peut-être d’autres exemples, totalement différents de ceux auxquels j’avais d’abord pensé – à vrai dire, je les trouverais sans les chercher, ils s’imposeraient à moi dans leur variété et leur surabondance, des exemples amusants, anecdotiques, des exemples qui surprendraient, qui flatteraient encore le désir du lecteur omniscient et rassasié comme Lucullus de données empiriques, je regarderais sur Wikipédia les pages qui s’intitulent « Année 1938 dans le monde », « Année 1938 au cinéma », « Année 1938 en littérature », « Décès en 1938 », « Naissance en 1938 », etc., et tout d’un coup, en quelques minutes, je passerais de la pénurie à l’embarras du choix, je pourrais écrire, parmi des dizaines de combinaisons possibles, plus ou moins spirituelles, plus ou moins astucieuses, des phrases comme : « Il était né en 1938, l’année de la mort d’Atatürk, celle où Raymond Aron publia sa thèse de philosophie chez Gallimard », ou bien : « Il était né en 1938, l’année de la mort de Suzanne Lenglen, celle où Pearl Buck reçut le prix Nobel de littérature. » Je me sentais d’autant plus renvoyé à l’omniprésence d’Internet que je m’efforçais d’en faire abstraction. Il était presque aussi difficile de reconstituer, ne serait-ce qu’un instant, la vie de l’esprit à l’ère pré-numérique que d’imaginer la manière dont un aveugle de naissance se représente intérieurement une figure géométrique. De même que nous luttons en vain contre notre expérience de la vue quand nous essayons de nous mettre à la place de quelqu’un qui en a toujours été privé, de même nous luttons en vain contre l’expérience de notre recours permanent à Internet comme à un nouvel organe, quand nous essayons de nous replacer dans l’époque où il était absent de notre monde. Cela ne veut pas dire que nous écrirons nécessairement des choses différentes. Nous pourrons écrire les mêmes choses qu’avant ; nous le ferons souvent, et souvent même nous nous efforcerons de le faire. Mais la genèse de ces phrases, le cheminement qui leur aura donné forme, l’arrière-plan mental sur le fond duquel elles se détacheront ne seront plus jamais les mêmes. En consignant ce qui précède, je me suis souvenu tardivement du conte de Borges dans lequel le Don Quichotte réécrit mot pour mot à l’identique par un certain Pierre Ménard au xxe siècle est une œuvre absolument différente du Don Quichotte de Cervantes. Ce que j’avais perçu en lisant cette page, c’est tout simplement que cette phrase écrite en 1997, « Elle était née en 1961, l’année de la mort d’Hemingway, celle où Louis Malle tournait Vie privée – l’histoire d’une idole mondiale traquée par les paparazzis », est absolument différente de la même phrase écrite en 2017, à l’époque de Google et de Wikipédia. * Épilogue. Quelques jours plus tard, j’entreprends de lire 1941, le roman que Marc Lambron avait publié à la rentrée de 1997 et dont il parle beaucoup dans son journal. Au début du livre, je tombe sur une phrase où il est justement question de l’année 1938 – « l’année de l’Anschluss et de l’invention des brosses à dents en nylon, l’année où Ray Ventura lançait en France le Lambeth Walk, l’année de l’état de siège à Jérusalem, l’année où Paul Klee peignait Douleur précoce et où Tino Rossi chantait Sérénade sans espoir ». Alors je m’avoue vaincu, j’abandonne toute tentative de jauger rétrospectivement ce qu’avaient été les capacités de ma mémoire psychologique dans un monde sans Google, et j’imagine les commentaires, devant une telle phrase, de ceux qui, dans quelques décennies ou quelques siècles, se pencheront sur l’époque où Internet avait fait son apparition : « Peu avant la mise en connexion permanente du cerveau humain avec Internet, on a pu observer que certains spécimens étaient parvenus, avec les seules ressources de leur cerveau naturel, à se doter de capacités de rétention assez proches de ce qui deviendrait bientôt la norme. » * Je me souviens du jour où un homme mourut frappé par la foudre au jardin des Tuileries, à cause de son téléphone portable – c’est du moins ce que l’on s’empressa de dire à l’époque. Je marchais quand survint cet orage, je m’étais réfugié sous l’auvent du bureau de tabac qui est à l’angle de la rue de Bièvre et du boulevard Saint-Germain, juste à côté de la place Maubert. La pluie avait été soudaine, le ciel très noir. C’était il y a un peu plus de quinze ans, au cours de l’une de ces journées d’été sans soleil où l’on se retrouve à marcher seul parmi les touristes revêtus de coupe-vent, lorsqu’on interrompt, pour faire une pause, le travail acharné au nom duquel nous avons renoncé à partir loin de Paris – mais que nous ne parvenons jamais à faire progresser assez vite à notre goût. J’appris la nouvelle à la radio le soir. En ce temps-là, les téléphones portables étaient encore assez rares ; beaucoup les jugeaient réservés aux snobs, aux fossoyeurs de l’humanisme, aux cadres du Cac 40, aux gens qui aimaient à fare l’Americano. Je n’en avais pas ; je ne me posais pas la question de savoir si un jour j’en aurais un. Je suis repassé devant ce bureau de tabac, il y a peu, par un morne après-midi de juin ; la lumière, le climat, l’atmosphère – et mon propre état d’esprit, sans doute – ont fait ressurgir involontairement ce moment désormais ancien, auquel je n’avais pas pensé depuis très longtemps, et je me suis dit : tiens, j’avais même oublié qu’il fut un temps où l’on croyait que les téléphones portables attiraient la foudre. (Mon souvenir est très vif, mais imparfait : une brève recherche sur Google m’apprend que ce drame eut lieu à la fin du mois d’août 2000, alors que j’étais sûr que c’était en juin 2001, dans ce long intermède entre les écrits et les oraux de l’agrégation où le ciel fut souvent gris et régulièrement orageux.) * Août 2016. Attendant, seul, à l’une des tables que le café du théâtre de l’Odéon installe à l’air libre sur la place, devant les marches de l’entrée, pendant les mois d’été, je vois, de loin, deux adolescents, un garçon et une fille, qui jouent entre les colonnes à mimer un shooting de mannequin, la fille enchaînant les poses et le garçon multipliant les prises de vue avec son téléphone. Jeu inimaginable quand j’avais leur âge, il y a vingt ans : si l’on n’était pas un photographe professionnel, cette possibilité de prendre à l’infini des clichés, tchac-tchac-tchac, n’existait que dans les films. Il aurait été un peu dément de gâcher de la sorte toute une pellicule en une minute à peine. J’ai le sentiment d’assister à quelque chose qui, en apparence, n’a rien d’extraordinaire, mais où je perçois le signe infime de tout un monde nouveau, de toute une nouvelle manière de vivre, où les images ne sont plus une denrée relativement rare, et relativement coûteuse, comme elles l’étaient encore à l’époque de mon adolescence, mais sont devenues légères, infinies, gratuites, comme les mots que nous prononçons et échangeons. Perdu dans ces pensées, je dois les regarder un peu trop longuement, un peu trop fixement. Ils s’en aperçoivent, s’interrompent, me regardent à leur tour en se parlant. Je m’empresse de feindre de m’absorber dans la contemplation de mon téléphone. Je songe à leur compréhensible incompréhension, qui redouble notre éloignement. * J’ouvre un album de photographies sur lequel je retombe par hasard. C’est l’un des seuls que j’aie composés ; mes photographies sont souvent restées dans leurs pochettes cartonnées. Ces albums m’inspiraient des sentiments ambivalents. À vingt ans, ils me rappelaient ce temps de l’enfance un peu trop soigneusement classé par nos parents, ces photographies qu’ils parcouraient avec attendrissement et, de temps à autre, montraient aux cousins, aux amis, alors qu’on n’aimait pas tellement s’y voir. Ensuite, avant que, vieillissant, je n’aie eu le temps de me convertir aux délices de cette sage herborisation, les appareils de photo numériques sont apparus, puis les téléphones portables, qui avaient commencé assez tôt – alors qu’ils n’étaient pas encore des smartphones – à pouvoir prendre des clichés rudimentaires, ont amélioré leurs performances techniques au point de se substituer, pour beaucoup d’entre nous, aux appareils de photo proprement dits. Dans cet album, quelque chose m’intrigue : je me demande pourquoi des lieux que j’ai visités à quelques mois, voire à une ou deux années d’intervalle sont de temps à autre juxtaposés sans transition. Je me souviens, après un bref moment de perplexité, qu’à cette époque-là je pouvais conserver longtemps la même pellicule dans mon appareil, et qu’il me fallait parfois attendre de la finir pour retrouver des photographies que j’avais prises l’année précédente et dont il m’arrivait de ne pas me souvenir du tout. Cette latence des images pouvait ménager des surprises. À la fin de Ascenseur pour l’échafaud (Louis Malle, 1958), c’était la révélation d’une première série de photographies dans la pellicule de l’appareil de Maurice Ronet qui provoquait le dénouement de l’intrigue policière. (Autre chose encore refait surface dans ma mémoire, subitement : les négatifs, dont j’avais oublié jusqu’à l’existence. Ils étaient glissés dans une fente, sur le devant des pochettes cartonnées dans lesquelles on récupérait les photographies.) La latence des images avait le caractère implacable et fatal d’une loi naturelle. Ce n’était pas une question de moyens. Même Spielberg, même Coppola devaient attendre avant de voir le résultat d’une prise de vue. Un seul objet accomplissait le miracle de donner l’image immédiatement – ou presque immédiatement – alors qu’on se trouvait encore sur les lieux où on l’avait prise : le Polaroïd. Je me souviens, enfant, d’avoir trouvé son idée fascinante, exaltante, et d’avoir insisté pour que nous en ayons un à la maison. Ce fut en vain ; et je soupçonnais mon père d’être le gardien d’une ascèse, d’un commandement d’allure presque biblique : tu ne jouiras pas immédiatement des images. Les véritables raisons de cette réticence étaient sans doute plus simples. Un dimanche, en Touraine, au milieu des années 1980, nous allâmes dans une sorte de musée, ou de lieu à thème, je ne sais comment caractériser cet endroit qui me semble, dans mon souvenir, bien trop petit pour être un « parc », quelque part, en tout cas, où l’on pouvait voir quelques reconstitutions d’animaux préhistoriques en carton-pâte. Je me rappelle une cour au sol recouvert de graviers, où il y avait un mammouth en compagnie duquel un homme se proposait d’immortaliser la venue des visiteurs, pour cinq ou dix francs de l’époque, au moyen d’un Polaroïd. On m’offrit cette faveur ; et ce fut une telle déception, cette image au ciel blanc, aux couleurs fades, aux contours imprécis, cette pauvre image qui s’aventurait témérairement dans la réalité qu’elle représentait, qui s’offrait d’une manière presque sacrificielle à cette comparaison qui était cruellement en sa défaveur, que je cessai aussitôt de désirer cet objet et de regretter que nous n’en possédions pas. Mon père devait savoir d’expérience qu’entre l’idée du Polaroïd et ce dont il était capable en pratique, l’écart était grand. Bien des années plus tard, en 2012, on me prêta un Polaroïd, ainsi qu’à plusieurs autres personnes, afin que je réalise quelques clichés qui feraient partie d’une exposition dont l’argument était, en résumé, que chacun photographie un objet qui lui évoquait le passé au moyen de cet appareil qui était lui-même devenu archaïque, muséal pour ainsi dire, depuis longtemps déjà. J’avais choisi comme objet le voilier miniature que, dans mon enfance, je faisais naviguer sur le bassin du Luxembourg – quelques années avant que nous n’habitions en Touraine. C’était la première fois que j’utilisais un Polaroïd et je crus que je n’y arriverais jamais. Il me parut infiniment complexe et aléatoire de réaliser un cliché à peu près exploitable. Cet appareil n’était pas un précurseur immédiat de nos smartphones, contrairement à ce que l’on pouvait croire quand on oubliait quelles avaient été sa lenteur et sa rusticité ; et je ne pus m’empêcher de penser qu’il avait même, en comparaison de ce dont nous disposions désormais, un aspect indéniablement préhistorique. L’immédiateté est désormais la norme dans la jouissance des images. Elles ne nous enseignent plus la patience stoïcienne ou l’épargne bourgeoise. Et dans le sentiment nouveau que quelque chose qui ressemblait à une loi naturelle, à une nécessité inscrite dans l’être, est aboli, se glisse le frisson faustien d’une victoire sur le temps et la mort : aujourd’hui encore (cette expérience commence pourtant à avoir déjà quelques années), chaque fois que je filme une scène de la vie sur mon téléphone et que je la visionne aussitôt, superposant aux choses que j’ai devant moi l’image de ces mêmes choses telles qu’elles étaient une ou deux minutes auparavant, je suis saisi par l’impression troublante que l’humanité n’est plus très loin d’accéder à la capacité technologique de ralentir, d’arrêter ou de manipuler le cours du temps. * Au début des années 2000, quand les téléphones portables commençaient à ne plus être une marchandise de luxe, mais un objet de consommation de masse, et que, pour la plupart d’entre nous, nous les prenions en main pour la première fois, nous étions souvent exposés, faute de familiarité avec un tel appareil, à des manipulations malencontreuses dont la plus notable peut-être consistait à laisser involontairement un message sur le répondeur de quelqu’un qu’on avait appelé peu de temps auparavant, ou pour mieux dire, plutôt qu’un message, un enregistrement fortuit d’une conversation où l’on n’avait pas particulièrement surveillé ses paroles. Souvent, par une singulière ironie du sort, ces enregistrements arrivaient précisément sur le répondeur de celui ou de celle qui ne devait surtout pas les entendre. On se penchera peut-être un jour sur le phénomène étonnant que constitue l’épidémie de révélations, d’élucidations inattendues, de petites ou de grandes apocalypses personnelles qui s’abattit alors sur l’humanité, dans ces courtes années de maladresse par lesquelles commença un nouveau millénaire. Je me souviens qu’un soir de l’hiver 2001, rentrant chez moi après avoir pris un verre dans le 15e arrondissement avec un ami et sa fiancée de l’époque, je trouvai sur le répondeur de mon téléphone fixe (je n’avais pas encore de téléphone portable) un long message, où j’entendis d’abord le barman du café dont je revenais, apparemment curieux d’en savoir plus sur le portable de mon ami (à moins qu’ils n’aient eu, le garçon et la fille, ce téléphone en commun, chose qui paraît bien étrange aujourd’hui, mais qui arrivait assez souvent en ce temps-là), et qui demandait, en pointant très probablement son index vers l’écran : « Et là… C’est qui, Maël ? », puis cet ami qui répondait :« Maël ? C’est le mec qu’on va voir, là… », et enfin sa fiancée de l’époque qui ajoutait en levant les yeux au ciel : « Oh, lui ! Je peux pas le voir… », après quoi ils avaient repris leur petite démonstration de maniement du téléphone, le message malencontreux s’était interrompu de lui-même, et j’avais reposé le combiné, d’un geste vidé de toute énergie. En 2004 ou 2005, dans le port de Cannes, un ami me désigna une femme seule sur le pont d’un voilier, en me disant qu’un jour, deux ou trois ans auparavant, elle avait trouvé sur son téléphone un message d’une heure laissé par l’homme qui était alors son mari, une heure qui était un fragment d’une autre vie, dans une autre maison, avec une autre femme et d’autres enfants, dont elle avait entendu soudain toutes les voix inconnues. En France, l’une des plus spectaculaires histoires d’appel involontaire qui parvint à la connaissance du public fut sans doute celle qui se trouva être l’un des éléments centraux de l’« affaire Cahuzac », dans les premiers mois de la présidence de François Hollande. Contraint à la démission après que les rumeurs lui attribuant un compte bancaire secret en Suisse furent devenues indubitables, le ministre Cahuzac avait scellé son destin bien des années auparavant, lorsque en l’an 2000, étant député du Lot-et-Garonne, il avait laissé, non pas à une connaissance quelconque, mais, par une incroyable malchance, à son principal adversaire politique local, un message qui était l’enregistrement d’un bout de conversation où il évoquait sans fard l’existence d’un tel compte, en ayant d’ailleurs cette savoureuse réplique de polar : « L’UBS, c’est quand même pas la plus planquée des banques… » L’adversaire politique local, naturellement, s’était empressé d’enregistrer une copie de cette pièce à conviction inopinée et l’avait déposée en lieu sûr, chez un notaire ou dans le coffre d’une banque ; elle avait ressurgi, longtemps après, pour peser de manière décisive dans l’enquête. Il y a une jolie scène d’ouverture, dans un album de Tintin (je dirais, sans avoir vérifié, Coke en stock), où Tintin et le capitaine Haddock sortent d’un music-hall en commentant la pièce qu’ils viennent de voir, et qu’ils semblent avoir appréciée, mais dont Haddock critique tout de même une scène, trop invraisemblable à ses yeux, celle où tel personnage retrouve par hasard, dans la rue, un ami d’enfance qu’il n’a pas revu depuis des lustres – et c’est alors que le capitaine, à un carrefour, se cogne littéralement avec le général Alcazar, une vieille connaissance que nos deux héros avaient totalement perdue de vue. De la même façon, un scénariste qui écrirait une intrigue où il utiliserait un message téléphonique involontaire pour précipiter le dénouement serait probablement accueilli avec de grands éclats de rire par son producteur – « Ah non ! Le coup du message involontaire sur le répondeur, c’est trop fort ! Creusez-vous un peu les méninges, mon vieux ! Qui va croire à ça ? » – et pourtant, le scénariste aurait beau jeu de répondre que la réalité est plutôt de son côté, surtout si l’intrigue à laquelle il travaille doit se dérouler au début des années 2000. La réalité, autrefois, était pauvre en reconnaissances et en élucidations, et c’était l’imagination qui s’autorisait des solutions invraisemblables, paresseuses ou spectaculaires. Pour se hisser au niveau de la réalité, l’imagination devait faire de grands efforts de complexité ou de subtilité, et malgré ces efforts, elle avait souvent le sentiment de ne pas être à la hauteur. Désormais, la réalité s’accorde des facilités auxquelles l’imagination n’aurait pas eu recours sans avoir honte de sa propre faiblesse. Notre notion de la vraisemblance est en train de changer. Le deus ex machina n’est plus réservé aux pièces de théâtre mal ficelées ; il est dans les poches intérieures de nos vestes. |