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Il y a eu toute une période où, enfant, je préférais systématiquement les films en noir et blanc aux films en couleur. Si j’essaie d’en éclaircir après coup les raisons, je crois tout d’abord que c’est parce qu’ils m’ouvraient réellement un monde : celui du passé. Or c’est la première chose qu’on attend d’une expérience esthétique : nous donner la certitude qu’elle nous ouvre un monde. Le noir et blanc en était pour moi un signe intangible. Plus tard, j’ai compris que tous les films en noir et blanc n’étaient pas également extraordinaires.
* Une chose aussi m’intriguait beaucoup : je me demandais si les gens qui avaient vécu dans les époques où ces films avaient été réalisés voyaient eux-mêmes en noir et blanc. Après tout, comment la vision du monde n’aurait-elle pas été influencée par la représentation du monde ? Est-ce que tu voyais les choses en noir et blanc quand tu avais dix ou vingt ans ? - Je me souviens d’avoir failli poser cette question à mon père. Est-ce que spontanément on rétablissait, on devinait les couleurs dans les images ? Ou bien est-ce que le noir et blanc imprégnait le regard ? Ou bien est-ce qu’il ne se passait rien de particulier ? Pour ma part, quand je pensais à ce que pouvait être la vie dans les années trente ou les années soixante, j’étais absolument incapable de me la représenter autrement qu’en noir et blanc, même en faisant un effort mental conséquent. * La transition du noir et blanc à la couleur, dans la majeure partie de l’univers des images, s’établit véritablement à la fin des années soixante, même si la maîtrise technique des procédés est antérieure. Avant 1968, il y a encore des films en noir et blanc ; après, tous sont en couleur. (Ou pour le dire plus précisément : un film en noir et blanc devient nécessairement un écart volontaire par rapport à la norme.) On a l’impression alors que le monde a croqué la pomme : qu’il découvre qu’il a des couleurs, comme Adam et Eve découvrirent qu’ils étaient nus. Cette réflexivité soudaine provoque un désarroi, une non-coïncidence à soi, une frénésie, un dérèglement des sens. De là l’incroyable profusion de couleurs dans le vestiaire humain des années soixante-dix et les animations bigarrées abstraites que l’on voit au même moment sur les téléviseurs (les célèbres génériques des actualités sur la première chaîne). Pierrot le fou de Godard, en 1963, avec ses scènes finales où Belmondo se peint le visage en bleu avant de se donner la mort, est le précurseur et l’emblème de ce rapport frénétique entre le monde et ses couleurs. * On a souvent parlé des stars du muet qui n’avaient pas survécu à l’avènement du parlant. Y a-t-il des stars du noir et blanc que la couleur aurait tuées ou du moins reléguées au second plan ? Maurice Ronet ? Simone Signoret ? Georges Poujouly peut-être. * L’apparition de la couleur est une fracture dans l’histoire de la perception et des manières de se tenir dans le monde dont l’ampleur a peu été remarquée. Elle coïncide à peu près avec la disparition du chapeau, puis de la cravate (dans A Bout de souffle de Godard, en noir et blanc, Belmondo porte encore l’un et l’autre, dans Pierrot il n’a plus de chapeau et abandonne rapidement sa cravate) ; avec l’alunissage d’Apollo 11, dont le témoignage filmé, en couleur, révèle un univers qui est, lui, vraiment en noir et blanc, les seules couleurs visibles étant celles du drapeau américain ; avec les révoltes des étudiants occidentaux, qui veulent inventer un nouveau monde adéquat à ces couleurs, comme si elles existaient à part, hypostasiées, et que le monde devait aller à elles, les rejoindre, s’en rendre digne en quelque manière – à moins que l’on ne prenne finalement le parti de séjourner hors du monde, hors de tout monde, dans la couleur pure : incipit psychedelia. english version here |
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