Mélancolie de Merleau-Ponty?
Conférence prononcée à l'Ecole normale supérieure, en mai 2011, au séminaire d'Emmanuel de Saint-Aubert et Benedetta Zaccarello. « Ce qui donne au récit de Sartre sa mélancolie, c’est qu’on y voit les deux amis apprendre lentement des choses ce que dès le début ils auraient pu apprendre l’un de l’autre[1]. » Le récit dont il s’agit est la longue préface écrite par Sartre pour la réédition d’Aden Arabie, en 1960, vingt ans après la mort de Paul Nizan. Non seulement cette phrase est certainement l’une des seules mentions de la notion de mélancolie dans toute l’œuvre de Merleau-Ponty, et peut-être l’unique à laquelle on puisse reconnaître un contenu significatif ; mais elle ne s’applique précisément pas à la pensée de celui qui la formule. Elle ne dit pas non plus exactement que Sartre ou la pensée de Sartre soit mélancolique ; ici la mélancolie est un effet du récit, plus qu’une intention de l’auteur. Elle survient dans une trame biographique où s’impose la considération du temps, de la mémoire et de la mort. C’est pour ainsi dire le lieu naturel de cet affect. Il semble aussi que Merleau-Ponty n’inscrive pas ce terme dans son texte sans en livrer une signification implicite. Vers quel concept de mélancolie cette phrase est-elle susceptible de nous conduire, et jusqu’à quel point est-il possible de retourner ce concept vers la philosophie même de Merleau-Ponty ? Ce que Merleau-Ponty commence par mettre en évidence, c’est que Sartre présente rétrospectivement un Nizan grave, lucide, déjà très au fait de la politique et de l’histoire, tandis que lui se met en scène comme un jeune homme sans conscience de ces choses, encore étranger à toute forme d’engagement, trop confiant dans une philosophie de la liberté absolue et trop préoccupé des moyens de conquérir par l’écriture une gloire personnelle. Il y a, d’après Merleau-Ponty, une double reconstruction : d’un côté une certaine magnification de Nizan disparu, de l’autre une « semonce » de Sartre vieux à Sartre jeune – attitude de reniement et de métamorphose perpétuelle de soi-même qui est d’ailleurs propre à Sartre bien au-delà de ce texte. Merleau-Ponty entend redresser cette distorsion rétrospective en disant que, certes, Sartre aurait pu dès le temps de leur jeunesse apprendre de Nizan ce qu’il apprendra plus tard, la violence de l’histoire, la conscience de l’aliénation, l’impossibilité d’être désengagé, mais que Nizan, lui, aurait aussi pu apprendre de Sartre et de sa confiance en la liberté à ne pas s’en tenir à l’alternative du tragique et du salut (le salut passant par la conversion et l’abnégation que représente l’adhésion au Parti). A l’époque, Sartre n’avait pas rien compris et Nizan n’avait pas tout compris. Ils étaient deux styles d’existence qui avaient chacun, à part égale, leur richesse et leur limitation. Les choses qui vont leur apprendre ce qu’ils n’ont pas appris l’un de l’autre, c’est 1939. « En 1939, Nizan va découvrir brusquement qu’on n’est pas si vite sauvé, que l’adhésion au communisme ne délivre pas des dilemmes et des déchirements, – pendant que Sartre, qui le savait, commence cet apprentissage du positif et de l’histoire qui devait plus tard le conduire à une sorte de communisme du dehors[2]. » Une chose est frappante dans le texte de Merleau-Ponty : c’est qu’il y semble tacitement impliqué. Les termes dans lesquels il parle de Nizan pourraient à plusieurs reprises s’appliquer à lui-même et à sa propre amitié complexe avec Sartre. En se rapprochant des communistes, dès après la guerre, et là encore bien avant Sartre, Merleau-Ponty va à son tour se plier à une sorte de discipline nécessaire, peut-être une impulsion de salut, appelée par le tragique des circonstances historiques. Mais il y a plus encore. La préface de Signes parle de politique ; elle parle aussi de l’enfance. A travers Sartre et Nizan, Merleau-Ponty confronte deux types de rapport à l’enfance. « Certains sont fascinés par leur enfance, elle les possède, elle les tient enchantés dans un ordre de possibles privilégiés. D’autres sont par elle rejetés vers la vie adulte, ils se croient sans passé, aussi près de tous les possibles[3]. » Sartre est de cette dernière catégorie. Dans la première, il est difficile de ne pas inclure Merleau-Ponty au moins autant que Nizan. A plusieurs reprises, on perçoit qu’il en parle véritablement de l’intérieur. Ainsi lorsqu’il dit de Sartre qu’il n’était pas facile d’être son ami, parce que la distance qui le séparait de lui-même le séparait également de ce que les autres avaient à vivre. De ce point de vue également, les individus auraient pu apprendre les uns des autres, dès le début, ce qui leur apparaîtrait peu à peu. Sartre aurait pu apprendre de ses amis que nul n’est sans racines. Les autres – « ceux qui continuaient leur enfance, ou qui voulaient en la dépassant la conserver, et qui donc cherchaient des recettes de salut[4] » – auraient pu apprendre de lui qu’on ne dépasse justement pas ce que l’on conserve et que rien ne leur rendrait la totalité dont ils avaient la nostalgie. Cette assimilation de Nizan à Merleau-Ponty est d’une certaine manière confirmée par Sartre. Dans l’hommage qu’il rendra à Merleau-Ponty disparu, il écrira que celui-ci lui avait confié « ne s’être jamais guéri d’une incomparable enfance ». Il suivra, dans ce texte, la même démarche que dans la préface d’Aden Arabie, consistant à attribuer à l’ami qui n’est plus une sorte d’avance sur lui-même dans la prise de conscience du fait historique. On retrouve d’ailleurs, comme dans la préface de Signes, le lien profond qui s’établit entre rapport à l’enfance et rapport à l’engagement. « Pour apprendre ce qu’il savait, il me fallut encore un lustre. Comblé dès la naissance et puis frustré, il était voué par son expérience à découvrir la force des choses, les puissances inhumaines qui nous volent nos actes et nos pensées[5]. » « Depuis qu’il avait appris l’Histoire, je n’étais plus son égal. J’en restais à questionner les faits quand il essayait déjà de faire parler les événements[6]. » Il y a ici quelque chose d’émouvant dans la manière dont Sartre reproduit, au fil de son hommage à Merleau-Ponty, les mécanismes que celui-ci avait mis au jour, à peine quelques mois auparavant, en commentant le texte sur Nizan. Poussons un peu plus avant notre lecture. Le malentendu se redouble. Il ne touche pas seulement le portrait respectif des deux amis, mais leur relation. Ce qui apparaît en même temps que l’illusion rétrospective de leur contraste, c’est celle d’une distance entre eux qui n’était pas si insurmontable. Il y a une promesse de l’amitié qui n’est pas tenue. L’amitié devrait être la plénitude de l’échange intersubjectif, et cet échange ne s’est pas produit. Et pourtant, tout était là pour que ce fût le cas. La mélancolie provient du regard porté sur l’imminence d’une communication essentielle, qui n’a pas lieu. C’est là, dans cette imminence, dans cette possibilité qui ne s’accomplit pas, qu’il faut sans doute désigner la pertinence du terme de mélancolie employé ici. Mélancolie qui est au-delà de la perspective psychiatrique ou psychanalytique, qui est non pas un trouble mais un affect, un affect lié au temps, à l’intelligible, au rapport que nous avons à notre propre existence et à l’existence en général. Lorsque Merleau-Ponty parle de la mélancolie qui émane du récit donné par Sartre de son amitié de jeunesse avec Nizan, on peut donc penser qu’il évoque un sentiment qu’il a lui-même éprouvé au fil de ces années. Il n’est pas le spectateur impartial de cette mélancolie qui passe entre les textes, entre les philosophies, entre les vies. Il semble d’une certaine manière lui résister, en laissant planer l’idée que les choses auraient pu en être autrement, qu’une communication plus immédiate aurait pu s’établir, au lieu de cet apprentissage qui se fait pour ainsi dire dans le dos des amis, sans leur initiative, lentement, et trop tard. Mais justement, aurait-il pu en être autrement ? Cette mélancolie est-elle contingente, propre aux circonstances des liens qui unissaient Sartre, Nizan, Merleau-Ponty, ou bien relève-t-elle d’une sorte de loi de l’amitié ? La philosophie de Merleau-Ponty n’implique-t-elle pas de rendre raison d’une telle loi, et devrons-nous reconnaître à la mélancolie qui est ici évoquée au détour d’une phrase une place à la fois centrale et secrète au sein de cette philosophie ? * Si nous posons ces questions, c’est parce que cette phrase semble exprimer des thèmes qui sont loin d’être étrangers à Merleau-Ponty : la prégnance du temps et de l’histoire, la critique de la transparence absolue et la mise en évidence d’une opacité fondamentale au cœur des consciences, l’empiètement qui, en définissant le mode essentiel des relations, les détermine aussi comme décrochage, retard, malentendu, violence, et non pas coïncidence parfaite. Humanisme et terreur parlait d’un « maléfice de la vie à plusieurs[7] ». La mélancolie n’est-elle pas l’affect qui signe la reconnaissance de ce fait insurpassable ? Pensons encore au concept de chiasme, si important dans les derniers temps de la philosophie de Merleau-Ponty. Une note du Visible et l’invisible le définit comme une « médiation par le renversement[8] ». N’est-ce pas précisément de cela qu’il s’agit, médiation et renversement, médiation par renversement, dans la phrase de la préface de Signes où sont décrits des destins qui se croisent et ne se rejoignent que par le biais des choses, de l’extériorité, du temps ? La mélancolie ne vient-elle pas s’attribuer à ce qui pourrait nous apparaître comme la formule d’un chiasme ? Dans la Phénoménologie de la perception, le traitement de la temporalité fait surgir des termes qui rappellent ceux de l’introduction de la mélancolie sur laquelle nous nous interrogeons ici. « Il n’est pas possible de nier que j’aie bien des choses à apprendre sur moi-même, ni de poser d’avance au centre de moi-même une connaissance de moi où soit contenu d’avance tout ce que je saurai de moi-même plus tard, après avoir lu des livres et traversé des événements que je ne soupçonne pas même à présent. L’idée d’une conscience qui serait transparente pour elle-même et dont l’existence se ramènerait à la conscience qu’elle a d’exister n’est pas si différente de la notion d’inconscient : c’est, des deux côtés, la même illusion rétrospective, on introduit en moi à titre d’objet explicite tout ce que je pourrai dans la suite apprendre de moi-même[9]. » Si la connaissance de soi ne peut s’accomplir que dans le temps, comment celle qui va d’un sujet à un autre ne devrait-elle pas, à plus forte raison, requérir cette lenteur dont nous parle la préface de Signes ? Si l’on n’apprend pas de soi-même sans l’entremise des livres ou des événements, comment pourrait-on apprendre l’un de l’autre sans que les choses y aient aussi toute leur part ? Merleau-Ponty pointait chez Sartre une illusion rétrospective consistant à accentuer la distance initiale entre Nizan et lui-même à vingt ans. En formulant l’espoir d’une communication plus immédiate, Merleau-Ponty ne tombe-t-il pas à son tour sous le coup d’une certaine illusion rétrospective ? Ou bien faut-il décidément reconnaître que cette mélancolie peut en réalité toucher à ses thèmes les plus fondamentaux ? La référence à Proust peut encore accentuer cette interrogation née de l’importance de la fonction du temps. C’est en effet en s’appuyant sur une célèbre formule de Proust que Merleau-Ponty décrit, dans une page magnifique, le mouvement de pensée par lequel Sartre est entraîné dans son récit. « Le Nizan que Sartre se reproche d’avoir méconnu, existait-il tout à fait en 1928, – avant la famille, les livres, la vie de militant, la rupture avec le parti, et surtout la mort à trente-cinq ans ? Parce qu’il s’est parfait, enfermé, immobilisé dans ces trente-cinq courtes années, d’un bloc elles ont glissé derrière nous de vingt ans, et nous voulons maintenant que tout ce qu’il devait être fût donné à leur début et en chacun de leurs instants. Fiévreuse comme ce qui commence, sa vie est aussi solide comme ce qui est accompli ; il est jeune pour toujours. Et parce qu’au contraire le temps nous a été donné de nous tromper plus d’une fois et de nous détromper, nos allées et venues brouillent nos traces, notre propre jeunesse est pour nous usée, insignifiante, ce qu’elle fut dans sa vérité inaccessible. A une autre vie finie trop tôt, j’applique les mesures de l’espoir. A la mienne qui se perpétue les mesures sévères de la mort. Un homme jeune a beaucoup fait s’il a été un peut-être. D’un homme mûr qui est toujours là, il nous semble qu’il n’a rien fait. Comme dans les choses de l’enfance, c’est dans le camarade perdu que je trouve la plénitude, soit que la foi qui crée soit tarie en moi, soit que la réalité ne se forme que dans la mémoire. Autre illusion rétrospective, dont Bergson n’a pas parlé : non plus celle de la préexistence, mais celle de la déchéance. Peut-être le temps ne coule-t-il ni de l’avenir ni du passé. Peut-être est-ce la distance qui fait pour nous la réalité de l’autre et surtout de l’autre perdu. Mais elle nous réhabiliterait si nous pouvions la prendre envers nous-mêmes[10]. » On sait que Proust dénouera l’alternative qu’il posait, et qui est ici rappelée par Merleau-Ponty, en établissant par l’écriture même de la Recherche qu’en effet la mémoire a un rôle de révélation et même de production effective de la réalité profonde des choses, de leur essence, et en disant, dans le Temps retrouvé, que les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus. Le lien entre passé et vérité est le cœur du concept de réminiscence, qu’il soit proustien ou platonicien. La phrase de Proust, prise dans son intégralité, dit : « soit que la fois qui crée soit tarie en moi, soit que la réalité ne se forme que dans la mémoire, les fleurs qu’on me montre aujourd’hui pour la première fois ne me semblent pas de vraies fleurs. » C’est Merleau-Ponty lui-même qui a retraduit cette dernière proposition en écrivant dans ses notes : « les vraies aubépines sont les aubépines du passé[11]. » La manière dont le schème proustien est mis à distance dans la préface de Signes peut surprendre. Car il est, à d’autres reprises, intégré à la philosophie de Merleau-Ponty avec une plus grande empathie. Emportée dans cette distance, la mélancolie ne devrait-elle pas revenir, elle aussi, lorsqu’il fait siens les thèmes proustiens ? C’est en s’inspirant de Proust qu’il redéfinit une notion d’essence, de Wesen, qui n’est pas le contraire du sensible, mais sa doublure ou sa profondeur. La conjonction est faite avec un passage étrangement proustien de L’Introduction à la métaphysique, où Heidegger, parlant au cours de sa conférence d’un lycée situé de l’autre côté de la rue, dit que l’être d’une telle chose se trouve beaucoup moins dans les bâtiments, les escaliers, les salles de classe, que dans une sorte de parfum atmosphérique que nous avons encore dans les narines bien des années après y avoir été[12]. Cette odeur, dit Heidegger, nous donne l’être de cet étant d’une manière beaucoup plus immédiate et véritable qu’une description ou une visite ne pourraient le faire. Merleau-Ponty appelle cela un « souvenir ontologique » antérieur à la différence de l’existence et de l’essence – ce qui ne concerne pas, évidemment, la notion de Wesen ou d’essence « sauvage ». Ce qui est assez remarquable ici, c’est que ni Heidegger ni Merleau-Ponty ne font vraiment de distinction entre ceux qui sont effectivement au lycée et ceux qui n’y sont plus et s’en souviennent. La différence entre perception et réminiscence ne semble pas tenue pour fondamentale. Merleau-Ponty écrit que le Wesen du rouge se déploie dans le rouge « comme le souvenir du lycée dans son odeur[13] ». On dirait alors que la réminiscence devient le paradigme de toute perception capable de retrouver dans le creux du visible les essences invisibles qui en constituent la membrure. C’est pourtant ce paradigme qui semble ici toucher à ses limites. Ce que décrit la préface de Signes, c’est un mouvement par lequel la mort transforme l’ami disparu en une sorte d’essence. Autre manière de dire, comme l’avait déjà fait Sartre en citant la formule de Malraux, que la mort transforme la vie en destin. Or, il semble ici que la fonction révélatrice de la mémoire porte à faux – et qu’elle porte à faux non parce qu’elle échouerait à nous délivrer une essence, mais précisément parce qu’elle le fait, parce qu’elle accomplit son œuvre proustienne. Il n’y a pas de Wesen de l’ami perdu comme il y a un Wesen de la couleur rouge ou du lycée, et c’est peut-être pourquoi il y a plus de mélancolie dans le monde humain que dans celui de la perception. Ce qui intéresse Merleau-Ponty chez Proust, c’est d’ailleurs moins l’idée d’un temps retrouvé que la richesse insurpassable de la Recherche du temps perdu dans toute la puissance de son écriture de la sensation ; ce sont les moments où la plénitude sensible retentit comme appel à un langage capable de recueillir son expressivité latente. Pourquoi la mélancolie apparaît-elle à la fois si proche de Merleau-Ponty et en même temps si étrangère à lui ? Peut-être parce qu’il existe deux lignes entre lesquelles il oscille, deux lignes dont la différence est tacite, inexplorée, recouverte par le mouvement d’une pensée qui reste attachée à son unité ; et parce que ce n’est pas dans la ligne implicite où la mélancolie pourrait prendre pleinement sa place, que Merleau-Ponty choisit finalement d’inscrire son ambition profonde. Ces deux directions, ce ne sont pas seulement celles de l’histoire et de la sensation, du monde humain et du monde perçu, ce sont aussi, en définitive, celles de l’ultime et de l’originaire. En d’autres termes, n’est-ce pas le projet phénoménologique, réaffirmé jusqu’au bout par Merleau-Ponty, de faire parvenir l’expérience pure à l’expression de son propre sens, que la mélancolie risque de miner de l’intérieur en le confrontant à sa difficulté la plus radicale ? Alors que Merleau-Ponty dit rechercher la naissance du sens, la mélancolie n’est-elle pas confrontation à sa mort ou à son épuisement ? * Merleau-Ponty est peut-être l’un de ceux qui sont allés le plus loin dans le développement des conséquences d’une philosophie du sens. Que devons-nous entendre par cette notion de sens qui semble être devenu l’enjeu de la philosophie au vingtième siècle, et que Merleau-Ponty lui-même définit comme l’objet de « l’effort de la pensée moderne » ? Le sens, c’est d’abord une détermination de l’intelligible, détermination qui marque une époque de la pensée ouverte par Nietzsche et Husserl, mais dont Hegel et Schopenhauer étaient déjà les précurseurs. La question du sens est la question de l’intelligible, sous une forme à la fois restreinte et ouverte par le refus et l’épuisement des réponses antérieures ; c’est pourquoi elle a toujours été énigmatique, vertigineuse, aporétique. Le deuxième trait du sens, c’est son lien fondamental à la notion de vie. Ce qui est demandé avec le sens, c’est un intelligible qui soit, en quelque sorte, aussi sensible que le sensible dont il est l’intelligible. « Sens » est un nouveau nom pour l’espoir d’une réunion absolue de la pensée et de la vie ; mais une réunion qui se produirait du côté de la vie plutôt que de la pensée. Le troisième caractère propre au sens est son rapport au langage. Le sens implique le recours à la littérature, qui apparaît au plus près de cette intelligibilité sensible, et pour ainsi dire en avance sur la philosophie. Il est souvent fait grief à Heidegger d’avoir, peu à peu et de plus en plus, laissé dériver sa pensée vers une forme de poésie ésotérique ; en réalité, il est rigoureusement entraîné par l’approfondissement de l’orientation initiée par le concept de sens. On est au plus loin, dans cette pensée du sens, des idées platoniciennes qui se donnent à une vision plutôt qu’à un langage, encore moins au langage poétique auquel jamais Platon n’aurait concédé le moindre pouvoir de révélation en la matière. Au nom du sens, la philosophie est prête à abandonner ses formes traditionnelles d’expression pour s’en remettre à d’autres qui seraient mieux à même de le capter. C’est pourquoi le thème de la fin de la philosophie a pu être lié à celui du sens, par exemple chez Heidegger. Il en va autrement chez Merleau-Ponty, pour qui la recherche du sens implique plutôt une convergence entre littérature, art et philosophie. Il l’exprime clairement et précisément lorsqu’il dit, de la phénoménologie, qu’elle est « laborieuse comme l’œuvre de Balzac, celle de Proust, celle de Valéry ou celle de Cézanne – par le même genre d’attention et d’étonnement, par la même exigence de conscience, par la même volonté de saisir le sens du monde ou de l’histoire à l’état naissant » – ce sont les dernières lignes de l’avant-propos à la Phénoménologie de la perception. La manière d’écrire de Merleau-Ponty semble chercher une sorte de prose intégrale où les puissances de la littérature et de la philosophie seraient conjuguées – tandis que Sartre les maintient parallèles. Une telle alliance apparaît motivée pour arracher à son secret ce sens à l’état naissant, qui oriente le rêve d’un langage absolu. « Il faut croire que le langage n’est pas simplement le contraire de la vérité, de la coïncidence, qu’il y a ou qu’il pourrait y avoir, – et c’est ce qu’il [le philosophe] cherche – un langage de la coïncidence, une manière de faire parler les choses mêmes. Ce serait un langage dont il ne serait pas l’organisateur, des mots qu’il n’assemblerait pas, qui s’uniraient à travers lui par un entrelacement naturel de leur sens, par le trafic occulte de la métaphore, – ce qui compte n’étant plus le sens manifeste de chaque mot et de chaque image, mais les rapports latéraux, les parentés, qui sont impliqués dans leurs virements et leurs échanges[14]. » Langage intime de l’originarité du sens, de sa naissance, que Merleau-Ponty semble s’être appliqué à forger, en important dans son écriture les ressources de l’image pour se tenir au plus près de la texture de l’expérience, et en modelant le rythme de sa phrase, fait de précision, d’enroulement et d’inachèvement, sur celui des choses mêmes. Merleau-Ponty n’a pas écrit de littérature, ni roman, ni poème, ni théâtre. Sartre a pourtant retenu le témoignage d’une tentation dont il semble d’ailleurs être resté le seul dépositaire. « Je voudrais écrire un roman sur moi », lui aurait dit Merleau-Ponty[15]. Et pourquoi pas une autobiographie, demande Sartre ? « Il y a trop de questions sans réponses, aurait répliqué Merleau-Ponty. Dans un roman, je pourrais leur donner des solutions imaginaires. » Cela témoigne d’un souci d’honnêteté plus que d’une envie de contrefaire. C’est l’aveu qu’il y a du non-sens, des plages d’ombre, une manière qu’a la vie de s’échapper à soi-même. Et cela aurait impliqué de prendre, ici encore, une direction radicalement opposée à celle de Sartre, puisque lui pouvait prétendre faire la lumière sur une destinée, donner une signification à tous les actes d’une existence, bref, exhiber le sens d’une vie, la sienne ou celle des autres, Genet, Baudelaire, Flaubert. Et d’une certaine façon, la préface de Signes est comme l’ébauche d’un roman sur soi dont Sartre et Nizan seraient les personnages. C’est peut-être le texte où Merleau-Ponty se prend le plus au jeu de la littérature, comme lorsqu’il décrit l’irruption de Nizan, déjà reçu à l’Ecole Normale, dans la classe de khâgne où lui, Merleau-Ponty, est encore élève, avec un art consommé qui ressemble à un pastiche des premières lignes de Madame Bovary ; ou bien lorsqu’il raconte leur rencontre fortuite, quelques années plus tard, sur une ligne d’autobus. « J’aime bien me rappeler ces faits infimes : ils ne prouvent rien, ils sont de la vie. » Il y a ici une plénitude de la mémoire qui est au-delà de l’ordre du sens. Ce texte appartient à un genre narratif, biographique, qui est rare chez Merleau-Ponty, et qui semble correspondre à cette autre ligne dont nous avons parlé, cette ligne où il s’agit moins de retrouver, dans la profondeur du sensible, un sens à l’état naissant, que de se remémorer un passé complexe, de retracer une histoire ambiguë, de revenir sur des traces brouillées. L’autre grand exemple en est donné dans « La Guerre a eu lieu ». Cet article est écrit au passé, à la troisième personne du pluriel : la voix narrative est un « nous » qui vaut pour toute une génération confrontée à la fin de son monde. C’est le style de Péguy dans Notre Jeunesse (qui inspire aussi directement Notre Avant-guerre de Brasillach et Au Plaisir de Dieu de Jean d’Ormesson, autres livres de mélancolie). Ces textes de Merleau-Ponty sont parmi les plus beaux et les plus littéraires. Ils sont les plus mélancoliques. Ils ne sont pas écrits du point de vue de l’origine, mais du point de vue de la fin. Ils sont écrits de l’autre côté du temps. Ils sont marqués par la disjonction de la vie et du sens. Ils déconstruisent en acte la nostalgie d’un sens originaire. Sens et non-sens, en 1948, traitait déjà d’un échec du sens. Mais ce n’était qu’en filigrane, et contre lui-même, que Merleau-Ponty faisait apparaître cet échec comme un fait esthétique, car le sens restait l’objet d’un effort et d’un espoir. Dans la préface de Signes seulement, le reflux du sens s’apprête à devenir un destin du temps. Le temps promet le sens, il le donne à rêver dans la réminiscence, et ne le laisse que comme ce rêve. Autre plénitude dont s’empare la littérature et peut-être la philosophie. La mélancolie n’est pas liée au non-sens, mais à ce non-sens au second degré qui est le fait que le sens soit imminent, et ne se produise pas. Et c’est cela qu’il y a dans la formule de Merleau-Ponty sur la mélancolie du récit de Sartre. Que les amis n’apprennent pas d’eux-mêmes alors que tout était là pour que cela ait lieu, alors que cela était imminent, c’est une forme de ce non-sens au second degré qui est au-delà du sens, et non pas en deçà. Il fallait, pour s’en apercevoir, être de l’autre côté du temps, et il n’est pas tout à fait anodin que le terme de mélancolie surgisse dans l’un des tout derniers textes de Merleau-Ponty. Mais il aurait fallu, pour que la mélancolie devienne un thème de sa philosophie, dépasser l’alternative du sens comme foi et du non-sens comme échec. Au lieu de quoi la mélancolie reste l’atmosphère d’un temps retrouvé, trame d’amitié et de pensée, sur laquelle cette philosophie ne se retourne qu’allusivement, marginalement, ultimement, puisqu’elle y est en quelque sorte prise comme un élément. [1]. Signes, p. 37. [2]. Ibid., p. 41. [3]. Ibid., p. 35. [4]. Ibid., p. 35. [5]. « Merleau-Ponty vivant », dans Situations IV, p. 197. [6]. Ibid., p. 207. [7]. Humanisme et terreur, p. [8]. Le Visible et l’invisible, p. 268. [9]. Phénoménologie de la perception, p. 436. [10]. Signes, p. 36-37. C’est Merleau-Ponty qui souligne la citation de Proust. [11]. Le Visible et l’invisible, p. 296. [12]. Cf. Heidegger, Introduction à la métaphysique, PUF, p. 40. Merleau-Ponty, Notes de cours, p. 105, Le Visible et l’invisible, p. 154, 301. [13]. Le Visible et l’invisible, p. 301. [14]. Le Visible et l’invisible, p. 167. [15]. Cf. Situations, IV, p. 234. |