L'otium, entre politique et rêverie
conférence prononcée à l'Ecole normale supérieure, en avril 2009, dans le séminaire de Marc Fumaroli, Jean-Charles Darmon, Guillaume Métayer texte publié dans les Cahiers de la République des Lettres, n° 1, janvier 2012 Le recueillement promis par l’otium concerne les conditions de la pensée. Il est l’espace où elle est possible. Il l’accueille, la protège, la laisse croître. Le jardin est son emblème. Il faut à la pensée un emploi du temps affranchi des conquêtes matérielles de la subsistance ou du pouvoir. Le temps de l’otium a sa finalité en soi-même, comme le jardin, originel ou ultime, est le lieu d’un séjour et non d’une traversée. Ce tableau a un revers. Il suspend la pensée à une fragilité qu’il est nécessaire d’entourer. L’otium répond à une crainte qu’il ne cesse également de rappeler : l’extinction de la pensée, à force de conditions défavorables. Le thème de l’otium invite à un soin de la pensée. Il nous enjoint de considérer que les choses rares et belles ne naissent pas de rien, et pourraient même cesser de naître. Comme condition, l’otium est un thème politique. Sa revendication s’oppose à l’organisation utilitaire et lucrative de l’existence. Elle affirme que les activités humaines ne peuvent être réduites à une seule forme où la quantification, dont l’argent est l’unité de mesure fondamentale, détient le rôle dominant. Elle réclame aussi que l’accès à l’otium soit ouvert à tous, et qu’ainsi nul ne soit privé de l’élévation spirituelle dont il recèle apparemment l’espoir concret. Le concept d’ « otium du peuple » forgé par Bernard Stiegler maintient aujourd’hui le fil de cette revendication (en particulier dans la trilogie de Mécréance et discrédit). Le jeu de mots se justifie par le fait que l’opium du peuple, sous ses formes médiatiques actuelles, constitue un mode particulièrement retors de l’aliénation s’exerçant dans le temps même du loisir qui devrait être celui de l’otium entendu comme culture de soi. L’opium est le simulacre de l’otium. Ils ne sont jamais loin l’un de l’autre. Ils sont à la fois dangereusement proches et fondamentalement différents (de même que les loisirs et le loisir, eux aussi séparés par une seule petite lettre, selon une distinction formulée par Marc Fumaroli). Pour Bernard Stiegler, la religion, avant d’être l’opium du peuple, a véritablement été son otium – son rehaussement spirituel. Ce qu’il appelle de ses vœux, c’est le renversement opposé, d’opium en otium, des supports technologiques accaparés de nos jours par l’industrie du divertissement. Un tel usage de l’otium hérite de la longue tradition des critiques de l’aliénation, dont Marx demeure l’ancrage évident. L’otium est précisément le temps où l’épreuve de l’aliénation se referme, le temps où l’on est auprès de soi. C’est en suivant cette idée que Pierre Maréchaux a proposé de traduire le concept d’otium, dans le traité de Sénèque qui lui est consacré, par l’expression « temps à soi ». Même s’il n’est pas nommé, il est tentant de reconnaître l’otium dans la célèbre description de la société communiste proposée par L’Idéologie allemande, où chacun, échappant à une sphère d’activité exclusive, peut tour à tour, selon son bon plaisir, s’adonner à la chasse le matin, à la pêche l’après-midi, à la critique philosophique le soir après dîner, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, ou critique[1]. Il serait mis fin à la division du travail qui éloigne et sépare chacun de soi-même en l’engageant dans les rouages d’une production sur le commencement et la fin de laquelle il n’a aucune prise, en l’y fixant même, comme si sa fonction devenait une nature à laquelle on ne saurait échapper. Il ne s’agit pas, ici, d’un otium litteratum où la culture serait le cœur de l’émancipation et, pour ainsi dire, des retrouvailles avec une subjectivité rehaussée par la fréquentation de la beauté et de la pensée. C’est lorsque la modification progressive des conditions du travail a finalement permis, en effet, d’accroître significativement la part du temps libre au sein des sociétés occidentales, que la détermination de l’otium comme rapport à la culture, et non plus comme simple loisir arraché à l’activité productrice, est devenue un enjeu essentiel. Le problème n’est alors plus celui d’un temps libre à conquérir contre un temps du travail, comme dans le texte de L’Idéologie allemande ; il consiste à défendre, au sein même de ce temps libre, la nature et la qualité du loisir sur lequel les logiques de la production continuent de vouloir étendre leur empire. On l’observe particulièrement chez ces héritiers non-orthodoxes du marxisme que constituent, avant les travaux de Bernard Stiegler, le situationnisme de Guy Debord et le freudo-marxisme de Herbert Marcuse. Eros et civilisation trace manifestement la fresque d’une utopie de l’otium – de l’otium tel que le contexte idéologique des années 1950 invitait à le concevoir. C’est sans nul doute ce concept que l’on peut reconnaître dans le programme d’une réalisation de l’individu par lui-même au sein d’une société où le temps libre serait devenu prépondérant. L’ouvrage de Marcuse, au fil de quelques belles pages, cherche d’ailleurs dans les mythes antiques de Narcisse et d’Orphée – qu’il oppose à Prométhée, héros précurseur du principe de rendement – les emblèmes de la société non-répressive. Leur réunion symbolise la conjonction de l’accomplissement de l’homme et de l’accomplissement de la nature. Elle invite à la constitution d’une existence et même d’une civilisation esthétique où la contemplation et la création se répondent. Platon, Kant, Schiller, Baudelaire, Benjamin, Rilke, Gide, Proust, sont cités tour à tour dans l’ouvrage : ils ont donné l’image de cette civilisation. Il est certain que cela ne situe pas Marcuse du côté de certaines formes puérilement débridées – ce sont à peu près ses propres termes – de la contestation sociale. Il dit, dans une préface écrite quelques années après la première édition du livre, avoir souffert d’un tel malentendu. La dénudation publicitaire, par exemple, constitue pour lui une « désublimation répressive » qui est peut-être la pire forme d’aliénation, parce qu’elle se donne de faux airs de libération. L’introduction de la sexualité au sein des valeurs marchandes n’implique nullement l’invention d’un mode de vie qui ne soit plus soumis au principe de rendement. La civilisation industrielle avancée comporte un temps libre où la promesse de satisfaction reste funestement orientée par le modèle de la consommation utilitaire. C’est à cette aliénation par le loisir lui-même, et non plus par la pure et simple absence de loisir, que se confrontent Herbert Marcuse, Guy Debord, mais aussi Hannah Arendt, et plus récemment Bernard Stiegler. Tous font porter leur critique sur l’homogénéité entre le temps du travail contraint et le temps du loisir, qui se réalise concrètement par l’étouffement du second sous le premier; chez Debord, par exemple, le spectacle accomplit l’unification de l’existence sous le règne de la marchandise. Ils reprochent à l’esprit du monde contemporain de ne pas respecter une différence qualitative fondamentale entre deux manières de vivre, dont l’une est la condition de la jouissance et de la création des œuvres désintéressées de la pensée. Bernard Stiegler oppose otium et negotium comme l’existence et la subsistance. Celles-ci doivent évidemment composer, mais demeurer distinctes. En étant soumises aux contraintes du marché, les pratiques propres à l’otium, par lesquelles nous nous haussons dans l’existence, au-dessus de la vie biologique, sont diluées et confondues dans le negotium, qui se préoccupe des conditions matérielles de la perpétuation et du confort de cette vie biologique. Dans toutes ces analyses, l’otium est au principe d’une défense de la possibilité de penser contre un environnement économique et politique dont on redoute qu’il ne soit pas favorable à une telle activité. S’il concerne, de cette manière, les conditions de la pensée, il n’est pourtant pas une pensée. C’est à celle-ci de donner un contenu significatif à l’otium qui l’accueille. * La neutralité de l’otium est frappante. Elle provient de sa nature de condition. Comme tel, l’otium est vide. Il est ouvert, ouvert même à tout autre chose que la pensée : la paresse, l’indolence, tous les vices dont l’oisiveté est réputée la source. L’otium doit donc être sans cesse requalifié, en bonne ou en mauvaise part ; à Rome il ne cesse de l’être. En bonne part, il est otium bonum, otium litteratum, otium studiosum, otium cum dignitate, otium honestum, ou encore otium negotiosum, étrange expression qui montre à quel point l’otium peut comporter l’ambiguïté. En mauvaise part, il est l’otium Graecum que Caton entendait péjorativement, il est, évidemment, otium malum, ou encore otium calamitosum, otium desidiosum, otium luxuriosum, et otium otiosum – pendant de l’otium negotiosum où s’exprime le risque de l’otium, menacé de sa propre déchéance dont il est en puissance. On peut compliquer cette division morale en remarquant que Caton n’aurait sans doute pas reconnu beaucoup de vertu à l’otium litteratum sous le charme duquel Scipion l’Africain était tombé lors de son séjour en Sicile, dans la fréquentation des rhéteurs et des philosophes grecs. On peut aussi considérer la très grande extension qu’a pu présenter l’otium au long de l’histoire romaine : il fut d’abord le divertissement des paysans d’antan qui montaient à la ville tous les huit jours pour les affaires ou les procès, et qui en profitaient pour faire la tournée des grands ducs, alors que, plus tard, l’otium lettré fut l’apanage de riches citadins qui allaient au contraire s’isoler à la campagne, au milieu des livres, dans leurs villas. Peut-être ces ambiguïtés multiples constituent-elles un caractère spécifique à l’otium, par différence avec la skhôlè. Dans son grand ouvrage sur L’Otium dans la vie morale et intellectuelle romaine, Jean-Marie André remarque à plusieurs reprises que la notion grecque n’a pas une histoire aussi chargée d’équivoque, et reste le plus souvent positivement connotée. La skhôlè s’est naturellement transposée dans le terme d’ « école », mais on n’imagine pas, à cause de sa plus grande équivoque, c’est-à-dire de sa plus grande impureté, que la notion d’otium ait pu connaître le même destin. Il est tentant de reprendre la formule de Hegel sur la « belle totalité » de la cité grecque. Il semble que la skhôlè ait spontanément sa place à Athènes. Elle appartient à la perfection immédiate de l’ensemble. Le rapport des Romains à leur propre otium implique davantage de médiations. Ils ont cherché sa nature, son lieu, sa légitimité profonde. Il n’y a pas, entre otium et imperium, le même rapport de synthèse directe qu’entre skhôlè et polis. Dans la polis grecque, la pensée naît pour ainsi dire comme un fruit. Mais Rome reçoit la pensée et se demande comment la recevoir. Le concept d’otium porte l’empreinte de cette hésitation, jamais tout à fait résolue : il est suffisamment large pour que la pensée puisse y côtoyer la frivolité, la débauche ou le divertissement vulgaire – ce qui la maintient d’ailleurs suspendue à une condamnation morale générale, dans certains moments de réaffirmation des vertus militaires et rustiques du mos maiorum. L’otium reste aussi marqué par l’étrangeté. Aux yeux des Romains, la vita otiosa est d’abord incarnée par les Grecs. On le voit chez Caton et Scipion l’Africain, pour ce qui concerne l’otium lettré. On le voit aussi chez Plaute, lorsqu’il oppose la frugalité des campagnards à l’otium urbanum de la grande ville, où l’on passe les jours et les nuits à boire, à faire bombance, c’est-à-dire à « faire les Grecs », pergraecari, comme le dit un néologisme inventé en la circonstance par le poète comique, mais qui devait traduire un sentiment commun bien établi. Ainsi l’otium est-il posé tout d’abord comme un phénomène extérieur avant d’être repris au sein du mode de vie romain, non sans que se perpétue, en quelque manière, le sentiment qu’il s’agit là de quelque chose d’étranger, d’équivoque, et peut-être de dangereux. L’extériorité du regard porté sur les Grecs contribue à l’ambiguïté du concept romain d’otium – ambiguïté que les Grecs ont sans doute ignorée, ou pour laquelle, sans l’ignorer radicalement, ils n’avaient pas de concept, alors même qu’ils l’incarnaient pour ce regard. Cela peut s’illustrer très simplement en considérant le Banquet de Platon. Socrate se tient dans un retrait méditatif auquel correspond le nom de skhôlè. Le retard avec lequel Socrate entre chez Agathon, parce qu’il a préféré poursuivre solitairement une pensée, mettant ainsi entre parenthèses les cérémonies du jeu social (quelque plaisir et intérêt qu’il puisse d’ailleurs trouver, à sa manière, dans ce jeu), rappelle cette nécessité de pouvoir se détacher des affaires publiques si l’on veut se consacrer à la pensée. En revanche, il est difficile de concevoir que le banquet lui-même, et encore moins la spectaculaire entrée d’Alcibiade ivre mort, en compagnie de joueuses de flûte, puisse rentrer dans la catégorie de skhôlè. Telles sont précisément la différence spécifique et la richesse équivoque du concept d’otium : il est assez vaste pour réunir tout ce qui se passe au Banquet, de la beuverie à la plus pure méditation. Loin qu’il faille déplorer cette largesse de l’extension comme une défaite de la conceptualisation, on peut sans doute être attentif à la signification du rassemblement qui s’accomplit ainsi. Pour les Romains, l’otium, dans son étrange unité, fragile et ambiguë, devait sans doute évoquer deux choses peu rassurantes : d’une part le risque d’une dissolution morale où se perdraient les vertus, peut-être rétrospectivement magnifiées, de la civilisation rustique et militaire des premiers âges ; d’autre part, leur relation de « secondarité » à la culture grecque, qui leur a précisément permis de la constituer en culture, et même d’inventer la notion de culture, s’il est vrai que celle-ci, comme le disait Hannah Arendt, a le sens spécifiquement latin d’un entretien des biens hérités d’un monde qui nous précède et que l’on veut faire perdurer, par un soin rappelant celui qui doit aller aux fleurs d’un jardin. C’est pourquoi une distance intime semble s’être maintenue entre la civilisation romaine et l’otium. Qu’il soit un refuge dans la fréquentation et l’imitation des œuvres d’un passé qui, pour une large part, n’était pas celui de Rome, cela pouvait accroître chez certains tenants de l’otium studiosum le désintérêt à l’égard du destin de la patrie. Sans même parler d’une préférence pour la Grèce au détriment de Rome, l’otium risquait de fragiliser en son cœur l’idée de soi que se forgeait un peuple dominateur et casqué. Jean-Marie André lie le destin de Rome, et en particulier la fin de la République, aux deux formes élémentaires de l’otium : vulgaire-spectaculaire, il participe à la dégradation des mœurs ; savant-spéculatif, il contribue au retrait des personnalités de premier plan loin des affaires publiques. L’ambiguïté de l’otium à Rome exprime un questionnement qui est aussi le nôtre : celui qui touche à la place des pratiques culturelles dans l’existence. La juxtaposition de la vulgarité et de la contemplation dans un même concept d’otium marque la difficulté de définir cette place. Il existe même, à Rome, un otium qu’on pourrait appeler philistin, où les deux formes se confondent. Les banquets en sont exemplaires, formant une postérité trouble, dégradée, pourtant saisissante, de celui dont Platon avait été le narrateur magnifique. Il y a le banquet de Trimalcion. Il y a aussi les banquets dont Plutarque a recueilli le témoignage, au cours desquels de riches Romains faisaient jouer par leurs esclaves les dialogues platoniciens[2]. C’est le loisir vulgaire qui semble alors convoquer et humilier le loisir savant. Mais on dirait aussi que l’un et l’autre se recouvrent, qu’ils atteignent à une sorte d’indiscernabilité troublante. La distinction infime et pourtant essentielle entre otium et opium, chez Bernard Stiegler, témoigne d’une attention à l’ambiguïté. L’otium est en puissance de sa propre dégradation dans l’opium comme de sa vérité. Mais Stiegler lutte contre cette ambiguïté en cherchant l’établissement d’un « bon » otium, condition favorable, et même nécessaire, au déploiement de la pensée. C’est le modèle de la skhôlè qui reste alors dominant. Or, ce qu’exprime l’ambiguïté du concept latin, c’est peut-être un rapport plus obscur, plus fondamental aussi, que celui de conditionnant à conditionné, entre l’otium et la pensée. * Sait-on vraiment ce que signifient l’accomplissement de soi par la fréquentation des œuvres de la culture, et la déchéance spirituelle dont nous menace le loisir spectaculaire de masse ? Jusqu’à quel point la genèse de la pensée doit-elle être suspendue à des conditions favorables ? La plénitude des puissances de l’esprit n’adviendra-t-elle que dans une conjonction ultime avec la perfection du corps social ? La pensée est-elle mise en péril par l’état du monde, ou bien est-elle plus forte qu’on ne veut le croire et capable de puiser – même dans une atmosphère raréfiée – de quoi s’exercer sans reste ? L’ambiguïté de l’otium latin, son caractère en un sens tératologique, sont de nature à nous reconduire à ces questions en deçà de certains postulats moraux. Il y a un otium nocturne, noir, indiscipliné, frivole, kitsch. Lorsqu’il est déambulation pétronienne, beuverie avec Alcibiade, salonnardise proustienne, dolce vita de Fellini, l’otium peut difficilement passer pour un programme moral ou politique. Deleuze a très bien parlé, à propos de Proust, des « vérités du temps qu’on perd ». Mesuré à ses effets esthétiques, à ce qu’il inspire, l’otium otiosum ne semble pas précisément souffrir de la concurrence de l’otium negotiosum. Les conditions de l’œuvre – l’enjeu profond de l’otium – sont plus complexes que ne le laisse entendre la volonté de définir celles qui peuvent être bonnes. Il n’est même pas sûr que la question des conditions soit celle qu’il faille poser à son sujet. On risque toujours de repousser l’œuvre en la soumettant à des conditions. Si l’otium n’est pas un programme, il est plutôt un mode de la pensée, une disposition. Ce que recèle la notion d’otium, c’est peut-être l’inhérence de la rêverie à la pensée. Cela ne fait pas de l’otium une pensée ; pas davantage que de le tenir pour une condition de la pensée. Mais le lien que l’on reconnaît depuis toujours entre otium et pensée reçoit de cette manière une détermination plus intime, plus difficile à saisir aussi, que lorsqu’on s’en tient à le définir comme un lien de conditionnalité. Le Banquet de Platon est otium dans tous les sens du terme, oisiveté, ivresse, fête, et méditation spéculative. Entre tout cela, s’opère une synthèse qui n’est pas seulement le fait d’une équivoque sémantique de circonstance. C’est justement dans la notion de rêverie que se trouve peut-être le cœur de cette synthèse, l’unité secrète qui est au principe de ce rassemblement d’aspects divers. De quoi la rêverie est-elle la rêverie, sinon de la réunion ultime de la pensée et de la vie ? Il y a dans les dialogues de Platon une atmosphère de plénitude sensible dont le lien profond avec l’idéalité séparée n’est pas pensé, mais rêvé, ou plutôt, si l’on peut dire, laissé à rêver. Platon crée le motif et le lieu d’une rêverie qui fait naître, qui accompagne, qui prolonge, qui relance incessamment la pensée articulée, dont elle est, en quelque sorte, le matin et le soir. Devant cette plénitude sensible, fête des amis au Banquet, soleil sur l’herbe où l’on s’allonge au bord de la rivière, dans le Phèdre, la rêverie dit : « ici il faut penser ». Mais elle dit aussi : « ici, il y a eu pensée ». Elle est initiale et ultime. Elle enveloppe la pensée. La tâche infinie de penser pourrait être décourageante ; elle la protège de ce risque en étant plénitude du sentiment de l’existence au moment où elle est rêverie de la réunion de la pensée et de la vie (au moment où elle rêve, autrement dit, que cette tâche infinie est précisément finie). Dans le vocabulaire du XVIIème siècle, on indique, à côté de celles qui sont encore les nôtres, une signification excentrique du mot « rêver » : « penser, méditer profondément », dit le Dictionnaire de l’Académie ; « appliquer sérieusement son esprit à raisonner sur quelque chose », dit Furetière[3]. Peut-être ne faut-il pas vouloir trancher trop vite entre les acceptions, peut-être ne faut-il pas vouloir choisir trop simplement, mais tenir qu’il importe – si l’on veut approcher la nature de la pensée avec précision, tout en respectant ce qu’il y a d’énigmatique en elle – que la rêverie puisse être aussi bien divagation de l’âme et réflexion sévère. Il arrive plusieurs fois à Descartes, en particulier dans sa correspondance avec Huygens, d’appeler ses Méditations métaphysiques un recueil de ses « rêveries » (lettre du 1er juin 1639 ; lettre du 12 novembre 1640). Est-ce la modestie, plus ou moins feinte, d’un homme qui se levait à midi, écrivait allongé, et disait ne consacrer que quelques heures par an à la métaphysique ? On dirait plutôt que Descartes assume pleinement l’unité équivoque du terme et le lien intime, indémêlable, entre pensée et rêverie qui en est la signification profonde. « Le bruit de leur tracas n’interrompt pas plus mes rêveries que ne ferait celui d’un ruisseau. » Ainsi Descartes décrit-il à Guez de Balzac, le 5 mai 1631, l’affairement des marins et des gens de commerce dans le port d’Amsterdam. La lettre est magnifique ; elle évoque, d’une manière assez saisissante, L’Invitation au voyage de Baudelaire. Et dans cette phrase, il apparaît impossible de démêler liberté vagabonde de l’âme et méditation de l’esprit contrainte par lui-même. Les deux aspects sont proprement indiscernables. Il semble que leur unité se tienne au plus près d’un secret de la pensée – le secret de sa genèse et le secret de la plénitude à laquelle elle tend. Nul mieux que Paul Valéry n’a renoué ce fil, sur les traces de Descartes en Hollande. La « rumeur de paresse et de rêverie[4] » qu’il entendait courir sur La Fontaine se pose aussi à merveille sur son Descartes. Ni chez Valéry, ni chez les auteurs où il retrouve et retrace les linéaments de sa propre ambition, une telle rêverie ne contredit le projet de parcourir et d’épuiser le champ des puissances de l’esprit, puisqu’elle leur appartient. Dans Amsterdam, Valéry cherche ce point de contact, cette frontière qui s’efface entre la pensée et la vie, ce surgissement au contact des choses d’une philosophie qui est encore à l’état naissant. « Un prestige fortuit, quelque effet simple et remarquable de dioptrique ou d’acoustique, un incident singulier de leurs perceptions les induisent en rêveries qu’ils organisent à loisir en méditation théorique[5]. » Valéry parle ici des philosophes. Mais il ne s’agit pas d’eux seulement. Il rapporte également qu’il fut devant les maisons de Descartes et Rembrandt à Amsterdam et qu’« on ne peut s’empêcher d’essayer de leurs songes[6] ». Descartes et Rembrandt : dans la rêverie, la pensée ne sait pas encore si elle sera philosophie, poème ou peinture. Les plus beaux passages de Platon, la lettre de Descartes à Guez de Balzac, témoignent d’une indécision qui rejoint ou se maintient auprès de cette unité primitive. Le lien entre pensée et otium est originaire. Mais il n’est pas sûr qu’on le détermine avec la plus grande justesse en le ramenant à une question de condition, en dernière instance politique. La conquête de modes de vie universellement décents est une nécessité qui ne peut se contester d’aucune manière. Qu’il faille du temps libre pour penser est aussi une évidence ; c’est un fait matériel, minimal. Autre chose est de savoir si l’accomplissement de la pensée est en attente d’un bouleversement radical de la vie en société – d’une apocalypse communautaire. Le thème de l’otium est devenu étrangement messianique. On ne sait pourtant pas ce que serait une pensée dont la perfection serait portée par celle de l’organisation communautaire. Cette sorte d’espoir peut même nous inquiéter. Quand on lit Marcuse, ses plus belles pages, ou bien celles où il cite les poèmes de Rilke et de Valéry, on a le sentiment que l’œuvre de la pensée s’accomplit ici et maintenant. C’est seulement dans la rêverie que la plénitude du poème peut coïncider avec celle du monde. Il est né de grandes œuvres dans des empires en décadence, des sociétés brutalement matérialistes, des champs de bataille ou des bouges obscurs. C’est, en un sens, un mystère consternant. C’est aussi le signe que les ressources de la pensée sont infinies et sa force surprenante en toute circonstance. Le loisir spectaculaire n’est pas une plaie nouvelle et la pensée n’a jamais manqué d’exemples ni de réalisations : c’est en faisant porter sa genèse sur des conditions extérieures qu’on risque précisément de la compromettre. Pas plus que la pensée, l’otium n’est à attendre. Ne faisons pas de l’otium l’objet d’une pensée excessivement attachée aux conditions de la pensée. [1]. Cf. Karl Marx, Œuvres, III, traduction française sous la direction de Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1982, p. 1065. [2]. Plutarque, Propos de table, VII, 711 ; cf. René Schaerer, La Question platonicienne, Neuchâtel, 1969 (1938), p. 233. [3]. Cf. Marcel Raymond, Jean-Jacques Rousseau. La Quête de soi et la rêverie, Paris, Corti, 1962, p. 159-163. [4]. Paul Valéry, « Au sujet d’’Adonis’ », Variété I, Paris, Gallimard, 1924, p. 53. [5]. Paul Valéry, « Le retour de Hollande », Variété II, Paris, Gallimard, 1930, p. 24. [6]. Ibid., p. 25. |