L'internet nous rend-il plus violents?
dans la "pause philo" de Madame Figaro, juillet 2017 La violence des échanges et des commentaires est l’une des faces sombres de notre expérience permanente de l’internet, cet auxiliaire infini dans lequel se prolongent désormais presque toutes les démarches de notre esprit. L’internet est une extension concrète de tout ce qui nous passe par la tête. Il accueille nos questionnements, nos doutes, nos fantasmes, nos mauvaises pensées, nos impulsions, etc. Il y répond ; il leur donne un espace, une inscription, une exposition. Des millions de pensées fugaces, instinctives, à l’état sauvage, prennent à chaque instant la lisibilité et la constance d’une forme écrite ; il y a dans ce phénomène jusqu’alors inconnu une brutalité que nous recevons de plein fouet. Nous avons l’impression de lire dans l’intimité mentale de nos contemporains comme si un couvercle avait été soulevé sur le haut des crânes, et ce n’est pas particulièrement réjouissant. Injures, joies mauvaises, goût malsain du lynchage, appels au meurtre : la technologie avancée de l’ère numérique met à nu, paradoxalement, la persistance d’une psychè collective archaïque, d’un obscur instinct de méchanceté. Le recours au pseudonyme est loin de suffire à expliquer ces déchaînements. Cette violence est là aussi quand les individus s’expriment en leur nom, avec leur photographie. Ce n’est pas à l’instrument que nous devons nous en prendre. Ce qui est en cause est plutôt l’écart entre une morale séculaire et cette technologie nouvelle qui en fait éclater les cadres. D’une certaine façon, nous ne sommes pas assez mûrs pour cette invention. Nous n’avons pas encore trouvé le bon réglage moral pour juger d’un nombre croissant de situations. Notre morale évoluera nécessairement. Soit nous deviendrons plus insensibles : nous n’accorderons plus d’importance à ces pensées flottantes, impulsives, nous les regarderons avec autant d’indifférence que les propos de comptoir d’autrefois. Soit nous deviendrons plus aimables : nous ne les considérerons plus comme dignes d’une manifestation écrite, et peut-être même se raréfieront-elles dans notre intimité mentale. Ces deux directions ne sont pas incompatibles ; elles pourront être parallèles, ou se succéder. Deleuze définissait la bêtise comme une incapacité à donner forme. L’infini de l’internet a quelque chose d’informe. Beaucoup prennent cela comme une sorte de licence pour épouser l’informe, pour s’y complaire. Nous apprendrons à voir au contraire dans cette immensité une incitation à recréer des formes. |