L'internet nous fait-il perdre la mémoire?
texte publié dans la "pause philo" de Madame Figaro, mai 2016 Nous avons désormais, dans nos poches, de quoi répondre à toutes les questions qui nous passent par la tête : A quelle heure est le prochain bateau ? Qui était président du Conseil en 1952 ? Quel fut le déroulement de la bataille d’Actium ? Nous avons perdu l’habitude d’être incapables de répondre à une question. Cela nous arrive encore quelquefois, pourtant. Certaines interrogations sont restées irréductibles à l’omniscience de l’internet. Où ai-je posé mes clefs ? En quelle année avions-nous fait cette si belle promenade vers le phare ? Ce sont des questions qui ne se rapportent pas au monde extérieur, mais à nous-mêmes, à notre passé, proche ou lointain, et en définitive à notre identité. Autrefois, il n’y a pas si longtemps, nous avions tendance à oublier tout ce que l’on nous faisait apprendre ; mais nous nous disions que s’il y avait bien une chose que – sauf accident tragique – l’on n’oublierait jamais, c’était notre propre vie. Cet état de choses ancestral s’est renversé. Les objets autour de nous ont maintenant de longues biographies, bien documentées ; et par un contraste nouveau, c’est nous qui sommes devenus des êtres incertains, invérifiables, aux contours flous. Si je demande à l’internet en quelle année la 2CV a changé de calandre, il me répond ; si je lui demande en quelle année j’ai marché sur l’îlot du Grand Bé, devant Saint-Malo, il ne me répond pas. L’internet a-t-il affaibli notre mémoire psychologique à force de lui apporter son assistance infinie (c’est exactement pour cette raison que Platon, jadis, avait jeté le soupçon sur l’écriture) ? Je crois plutôt que c’est la puissance de ce contraste qui nous confronte d’une manière inédite aux limites de notre mémoire psychologique : nous n’avons pas changé, mais il nous est arrivé, en quelque sorte, la même chose qu’à un vieux quartier soudain entouré d’immenses buildings de verre et d’acier. Ce n’est pas un mince événement dans l’histoire de la conscience. Méditons un instant sur ce qu’il peut comporter d’étrange, de troublant, d’angoissant – de poétique aussi, d’une certaine façon. Car il est probable, en vérité, qu’il ne durera pas. Notre mémoire personnelle s’entremêlera de plus en plus aux traces numériques qui accompagnent nos moindres gestes comme leur ombre. Sur la cartographie de notre existence, les zones laissées en blanc se combleront. Alors nous réduirons l’écart qui, pendant ces années de grande métamorphose que nous sommes en train de vivre, nous aura rendu à nous-mêmes plus obscurs que les choses qui nous entourent. |