L’habitation des images
sur La Jetée de Chris Marker publié dans Trafic, n° 76, hiver 2010. L’image fixe, photographique, et l’image mouvante, cinématographique, ont en commun d’être des images de ce monde, dont elles ne gardent la mémoire qu’en lui dérobant l’existence vivante, par ce qu’il faut sans doute nommer une mort, bien que – autre paradoxe – elles rachètent ce défaut de leur fidélité en procurant le sentiment qu’avec la perte de son existence, c’est une essence de la chose qui est sur le point d’être enfin révélée. Il doit pourtant exister une différence entre le fixe et le mouvant, s’il est vrai que la singularité des émotions provoquées par La Jetée n’est pas tout à fait séparable de la forme donnée par Chris Marker à ce « photo-roman ». L’image mouvante semble abriter une autre vie pour les choses capturées. Un film est presque habitable, on y aurait une drôle de survie, au moins pour d’autres qui nous regarderaient, comme dans L’Invention de Morel de Bioy Casares. On pourrait faire un autre monde, ou si l’on préfère, refaire le même autrement, avec des images cinématographiques. Renaissance dans la mort elle-même. Au contraire, les photographies sont arrachées au monde et à la vie, et l’émotion propre à leur contemplation tient peut-être à la conscience que ces fragments ne nous redonneront ni le monde ni la vie, sous quelque forme que ce soit. L’image cinématographique nous touche par un don, l’image photographique par une perte. La première est une figuration de l’éternel retour ; la seconde, plutôt de la fin du monde. Méditerranée, de Jean-Daniel Pollet, expose un lien entre cinématographie et éternel retour. La structure de ce film, comme le texte de Philippe Sollers lu tandis que défilent les images, font assez clairement allusion à ce thème. Deux sentiments suscités par Méditerranée confortent et prolongent son rapport à l’éternel retour. Ils ont une allure de science-fiction qui peut être de nature à soutenir un parallèle à bien des égards tentant avec La Jetée. Le premier, c’est le sentiment que le film est fait d’images de la Terre qui semblent prêtes à être emportées loin de la Terre. Elles sont accueillantes mélancoliquement : on a l’impression d’entrer en elles, mais comme dans des paysages déjà perdus. Ailleurs, on les regarderait, on les habiterait par intermittences : ce serait la Terre, revenant par petits bouts, indéfiniment, éternellement. Cet éternel retour mécanique vaudrait pour le salut de ces paysages. En voyant ces images, ici et maintenant, on éprouve déjà ceci : cette plage, cette mer sont perdues et sauvées. Le second sentiment associe l’éternel retour à la jeune fille allongée sur un lit médical. Les autres images, de scènes extérieures, appartiendraient à l’intimité de son sommeil, de son inconscience, de sa mort, ou des expériences inouïes dont elle est peut-être l’objet, à la clinique – car seule une capacité technique inconnue pourrait obtenir ce que le film réalise spontanément dans son ordre : l’équation ontologique des images extérieures et des images intérieures. C’est dans cette intériorité devenue aussi tangible que l’extériorité, que la terre serait alors, encore une fois, quittée, avec bien plus de succès que dans nos rêves. Il ne suffirait pas de dire que les images seraient « en elle » ; elle les habiterait, elle y serait réfugiée comme dans une demeure dont l’éternité serait assurée par le passage en boucle. (Toutefois l’angoisse que cette répétition soit une dépossession, qu’un autre prenne notre place à l’instant où « nos » images vont revenir, hante également le film de Pollet.) Il y a un très beau moment, vers la fin de Méditerranée, où l’on balance entre fin du monde et éternel retour. En contrepoint du texte, l’image s’arrête, devient fixe, photographique, en passant même au noir et blanc ; et puis, finalement, couleur et mouvement reviennent, et tout recommence, après avoir été suspendu au bord d’une terminaison absolue. La Jetée comporte une scène célèbre qui est comme le reflet de celle-ci. C’est lorsque, sur une image de la femme (Hélène Chatelain) que rejoint le prisonnier-cobaye (Davos Hanich) à travers le temps, s’esquisse un mouvement à peine perceptible, mouvement d’un être qui respire, se réveille, cligne des yeux. Mouvement originel, mouvement même de la naissance au mouvement ; mouvement de la vie encore immobile, mais prête à s’éveiller, à se lever, à s’exercer. Juste auparavant, les images fixes de la femme endormie se ressemblaient tellement et se fondaient si bien l’une dans l’autre en se succédant, que déjà le sentiment de la durée et du mouvement commençait à poindre. Cette femme dans un lit, à la tête appuyée contre un oreiller, est l’image de la vie qui accueille dans la douceur, la tendresse, l’intensité. L’imminence de cinématographie qui l’entoure est la promesse d’un séjour enfin apaisé, non seulement parce que nous y serions sauvés d’un monde anéanti par la guerre, mais aussi et surtout parce que l’éternel retour de l’image mouvante le sauverait de l’abîme du temps. Alors que les autres photographies du temps de paix, chat sur un lit, vache dans un pré, barque sur un lac embrumé, passaient fugitivement sans qu’il soit possible de les retenir, le mouvement laisse enfin espérer une installation dans l’image. De cette image salvatrice, le cobaye est arraché par les expérimentateurs. L’épisode témoigne assez qu’il peut vraiment habiter une image, y vivre et lui donner vie. Il l’habite même mieux que le présent, chaotique, constitué d’images fixes. Juste après, un dernier séjour dans le passé, la longue déambulation au Muséum d’histoire naturelle, confirme le succès de l’expérience. « Maintenant que le tir est parfaitement ajusté, projeté sur l’instant choisi, il peut demeurer ici sans peine. » Pour voyager dans le temps, les savants cherchaient des sujets ayant une faculté rare de ne pas être à leur présent, de s’isoler, sans que la personnalité en soit irrémédiablement troublée, dans des images de rêveries ou de souvenirs. Portée à son comble, cette faculté de rêver devient une faculté d’habiter. Mais en la développant, les expérimentateurs n’ont pas pour but de laisser le cobaye s’installer dans une image aimée : ils veulent l’envoyer chercher du secours auprès des habitants du futur. Il ne lui est pas donné d’échapper à un monde dont la dévastation est remarquablement exprimée par le mode photographique de l’image. * Les images photographiques, dans La Jetée, sont en effet celles d’un monde brisé, d’un monde qui, pour ainsi dire, a déjà connu la fin du monde. La vision s’en accommode parfaitement, alors que le sens commun voudrait sans doute que l’on soit, au moins intimement, gêné par le contraste qui s’impose entre la grandiloquence du thème de science-fiction apocalyptique traité par le film et le caractère rudimentaire des moyens mis en œuvre. La Jetée surmonte facilement cet obstacle parce qu’elle donne l’impression que la photographie vient après la cinématographie. « Vient après », au sens où les images fixes seraient les lambeaux d’un film mouvant, comme le monde de La Jetée n’est plus qu’un monde en ruines. Si l’on essaie de démêler la complexité sous-jacente à l’intensité du sentiment que provoque ce photo-roman, on y trouvera peut-être l’intuition confuse de deux morts et de deux tombeaux. Les images fixes semblent être le tombeau d’images mouvantes qui auraient elles-mêmes été le tombeau des choses filmées en elles. Cette succession d’images, ce film photographique, est comme le mémorial d’un film cinématographique mort, dont l’existence antérieure est une hypothèse ou un rêve. En parodiant le titre du film que Chris Marker avait auparavant réalisé avec Alain Resnais, Les Statues meurent aussi, on pourrait résumer l’impression que l’on indique ici comme propre à La Jetée en disant que les images meurent aussi. « Vient après », aussi bien, au sens où l’on dit que le mousquet est plus récent que l’arbalète et l’a supplantée. Le paradoxe est que cette façon de dire implique d’ordinaire une plus grande perfection qu’il est naturel d’attribuer précisément au cinéma. On est ici saisi par l’étrange sentiment que la photographie est l’invention d’une époque postérieure à la nôtre, qu’on ne pouvait la découvrir que dans un monde ayant côtoyé sa propre mort. Il serait difficile, bien sûr, d’évoquer un progrès manifeste : on pense plutôt à la découverte, dans une atmosphère de pénurie, d’un expédient ingénieux dont on n’aurait même pas eu l’idée au temps de l’abondance. Cette pénurie dont les images sont le produit et le témoignage, doit en réalité frapper l’être même. Ce n’est pas seulement la technologie qui apparaît réduite à la photographie, mais la vie. La forme photographique se rend parfaitement adéquate au thème dans la mesure où elle suggère que la temporalité du monde de La Jetée n’est pas sortie indemne du ravage global. Il semble que les images fixes ne perdent rien de ce monde, mais en rendent fidèlement le temps sans durée, fragmenté, inhabitable. Monde amenuisé, réduit comme peau de chagrin, et que chaque instant confronte à sa propre fin. Il est vrai que tout le film ne se déroule pas dans le temps qui suit la catastrophe. Il y a d’abord les images d’Orly, un dimanche après-midi du temps de paix, où l’enfant qui deviendra le cobaye est témoin de la scène qui devait si fortement le marquer ; il y a, plus tard, la rencontre des hommes de l’avenir, et nous ne voyons pas moins, dans ces deux circonstances, des photographies. Mais c’est encore du point de vue du temps dévasté que ces autres époques sont évoquées ou visitées, comme lorsque, les expériences réussissant peu à peu, l’homme est envoyé dans le Paris d’avant la guerre, où le caractère photographique de ses apparitions justifie ontologiquement leur aspect brutal, fugitif, instantané. On l’imagine pareil à une diapositive projetée dans la réalité. Pour la femme qu’il rejoint, l’étrangeté du mode d’être de cet homme est évidente ; si elle consent à ses visites, il semble que ce soit comme à un rêve. C’est du point de vue photographique de l’homme issu de la catastrophe que nous, spectateurs, les voyons tous les deux. Point de vue d’une image fixe qui reste infiniment à distance d’un monde heureux, fait de mouvement, de présence et de vie. Le cobaye décline de toute façon l’invitation des habitants du futur qui lui proposent de les rejoindre. Quant aux images d’Orly qui ouvrent le film, on peut sans doute légitimement considérer qu’elles nous apparaissent d’emblée comme le flash même qui hante le prisonnier, non comme la scène telle qu’elle aurait eu lieu en son moment présent, avant la guerre ; d’autant plus qu’il nous est alors donné d’en voir l’image la plus frappante, celle du visage de femme, dont on nous dit précisément que son insertion dans ce souvenir est peut-être bien rétrospective (« ce visage qui devait être la seule image du temps de paix à traverser le temps de guerre, il se demanda longtemps s’il l’avait vraiment vu, ou s’il avait créé ce moment de douceur pour étayer le moment de folie qui allait venir… »). Ce qui est en revanche remarquable, c’est que, aussi bien dans la toute première image du film, celle qui montre les avions alignés à Orly, que lorsque le cobaye se rend dans le temps futur, rejoignant ce que l’on imagine être un immense Paris vu de haut, réseau abstrait de lignes perpendiculaires, d’autres esquisses de mouvements, différentes de celle qui anime la femme ensommeillée, se laissent apercevoir : il s’agit de mouvements d’appareil, respectivement travelling et zoom (mais le zoom mime un mouvement d’approche vers la mégapole), sur des images qui demeurent fixes quoi qu’il en soit, comme si ces deux échappées inachevées devaient tout de même impliquer l’ébauche d’un autre mode d’être. Le monde photographique d’après la Troisième Guerre mondiale est inhabitable. « La surface de Paris, et sans doute de la plus grande partie du monde, était inhabitable, pourrie par la radioactivité. » On se souvient que les survivants se sont réfugiés dans les souterrains de Chaillot. Cela ne rend pas le monde plus habitable et les savants de la puissance occupante cherchent les moyens de fuir cette existence diminuée. Mais on peut supposer qu’un monde photographique, délivré de la durée et de la pesanteur de son irréversibilité, rend au moins plus faciles les sauts entre les époques. Le caractère inhabitable du monde est pour ainsi dire le revers de cette facilité : on passe d’une image à une autre sans pouvoir en habiter aucune. Au présent lui-même est dénié ce qui devait le différencier du passé : le fait que l’on y soit installé. L’équation ontologique qui ramène tout au mode photographique rend le présent aussi inhabitable, aussi fugitif, aussi perdu en un mot, que le passé où il voudrait se fuir : l’exil est absolu. Je t’aime je t’aime d’Alain Resnais, qui rend manifestement hommage au photo-roman de Chris Marker, semble développer les conséquences thématiques de sa nature cinématographique, de la même manière que La Jetée prolonge sa nature photographique dans sa fable, si bien que les deux films, très proches, divergent fondamentalement tout en s’accordant peut-être à la perfection jusque sur le sujet de cette divergence. Chez Resnais, le cobaye joué par Claude Rich ne peut plus s’extraire du voyage dans le passé que lui inflige la machine folle qui échappe au contrôle des ingénieurs. Il devient prisonnier de l’éternel retour, voué à revivre indéfiniment la minute de bonheur où, sortant de l’eau, il rejoint en souriant la femme qu’il aime sur une petite plage méditerranéenne. Un monde cinématographique est un monde dont on ne peut revenir (monde de l’éternel retour). Un monde photographique est un monde où l’on ne peut s’établir (monde de la fin du monde). * L’exacte affinité du mode photographique et de l’histoire cataclysmique du monde représenté, loin de nous rendre étrangère, à nous qui n’avons pas vécu la Troisième Guerre mondiale, l’expérience des personnages de La Jetée, contribue à la perfection de l’allégorie – l’allégorie qui évoque la dévastation du présent comme tel, du présent de toute existence, quelles que soient son époque et ses circonstances historiques, et le recours nostalgique à des images-souvenirs où nous voudrions nous réfugier. La présence est apparemment le mode d’être le moins affligé d’un manque. Elle est pourtant marquée par une pauvreté étrange, si on la compare au passé dans lequel l’essence des choses semble s’être logée, alors même que ces choses sont perdues, du point de vue de la tangibilité du présent. Les photographies nous émeuvent plus que les instants actuels. Certes, il y a des présents singulièrement disgraciés ou inquiets, où la vue d’un cliché à peine ancien suffit à provoquer une nostalgie intense. Mais même nos présents glorieux trouvent la qualité qui les distingue dans le fait qu’ils apparaissent comme déjà passés. La faveur qui s’attache aux intrigues de science-fiction provient souvent de la manière dont elles font de notre présent, devenu inaccessible par la défiguration ou la destruction de la Terre, la source d’une émotion infinie. C’est ainsi dans La Jetée : un arbre, une prairie, une chambre où les rayons du soleil passent à travers les rideaux, toutes ces choses simples dites « du temps de paix », ces choses banales que nous retrouverons en sortant du cinéma, deviennent l’Ithaque aux arbres en fleur et à la lumière d’or dont la plénitude est d’autant plus ressentie que l’on en est à jamais séparé. « Du temps de paix » devient même synonyme de « vrai ». « Une chambre du temps de paix, une vraie chambre. De vrais enfants. De vrais oiseaux. De vrais chats. De vraies tombes. » Bien sûr, ces phrases ont une signification obvie : la vie souterraine d’après la guerre est si dégradée, elle est faite de tant d’ersatz et de misère, qu’elle apparaît inauthentique en comparaison de l’existence d’autrefois. « Vrai », alors, n’a pas de portée proprement ontologique : c’est le cri d’une humanité exilée qui entoure ce qu’elle a perdu de la plus grande valeur connue dans le langage. Cette portée ontologique, il est pourtant facile de l’entendre également. Que les choses sous le soleil soient plus vraies que les choses de la caverne, on se souvient que Platon l’avait admirablement dit. Mais c’était pour laisser entendre que notre soleil était peut-être la caverne d’un autre soleil, situé plus haut dans l’échelle des êtres. Ici, le mouvement est inverse. Il semble que la guerre apocalyptique ait laissé derrière elle un mode d’être – auquel correspond le mode photographique de la manifestation – dont la position sur cette échelle est encore plus basse que celle du sensible que nous connaissons. On a creusé la caverne. Elle n’est plus une métaphore. Platon avait beau dire que nous vivions parmi des ombres sous notre soleil, quelle splendeur devient soudain ce soleil quand on se découvre vraiment cloîtré dans une hyper-caverne dont l’auteur de la République n’aurait même pas soupçonné la possibilité. L’effacement de la guerre ne résoudrait cependant pas le paradoxe de la pauvreté du présent. Et la morale qui nous dit de ne pas attendre d’avoir perdu ce présent pour jouir de sa splendeur, est caduque. Car on ne peut pas faire que le présent ne soit pas apparu au passé, pour être si beau. Ce que l’on entend dans la synonymie de « vrai » et de « du temps de paix », ce n’est pas seulement une variation sur le mythe de la caverne, ce sont aussi les formules proustiennes disant que les vraies aubépines sont les aubépines du passé, que les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus, ou encore, que la réalité ne se forme que dans le souvenir. Si les images qui défilent à travers la mémoire du cobaye apparaissent dans la lumière auratique de leur vérité, de leur essence, c’est parce qu’elles sont des souvenirs. Tout présent est frappé d’une extériorité à l’essence dont le séjour souterrain des survivants de la guerre est ici l’allégorie. Il existe une correspondance frappante, qui est certainement l’un des éléments dont le film tire sa force, entre la situation du cobaye et celle du spectateur. Ce qui est souvenir pour lui est image pour nous. Mais la différence tend à s’effacer. Les images, photographiques ou cinématographiques, ont par nature une qualité de passé impersonnel. Elles sont immédiatement le souvenir de la chose, ce qui est aussi une façon de rendre possible sa disparition. C’est ainsi que l’image automatique peut avoir part à cette promesse d’une essence logée dans le passé qui fonde l’intensité de la réminiscence. Sans doute les images des choses « du temps de paix » seraient-elles déjà empreintes d’une fragilité émouvante si nous les regardions hors du contexte de La Jetée. L’intrigue de science-fiction, qui fait de ces images les souvenirs d’un homme ayant survécu à l’apocalypse, s’accorde avec l’aspect mémoriel de l’expérience photographique ou cinématographique en général. Ainsi l’image va-t-elle vers le souvenir. Mais le mouvement inverse a lieu aussi. Les souvenirs du cobaye ont eux-mêmes un aspect impersonnel. On ne le voit pas apparaître aux côtés des choses du temps de paix, dans les photographies. Le chat, le lit, le jardin, pourraient d’autant mieux appartenir à nos souvenirs. Ils figurent le passé en général. Chacun est en mesure d’y reconnaître ses paradis perdus. Et lorsqu’on envoie le cobaye rejoindre la femme, dans les jardins publics d’autrefois, il ne s’agit en aucune manière de souvenirs, puisqu’il n’a jamais vécu ces rencontres. Le seul souvenir qui lui soit personnel, c’est celui du dimanche après-midi, chaud et ensoleillé, sur la jetée d’Orly. Encore est-il étrange, en comparaison de ce que l’on attend habituellement d’un souvenir. Son intensité recèle un secret qu’ignore cet homme qui a vécu la scène, mais se demande quelquefois si elle a réellement eu lieu. Cette image-souvenir lui est à la fois intime et extérieure. Cela contribue à la proximité du cobaye et du spectateur. Il est, comme nous, le sujet d’une mémoire qui ne s’attache guère à des souvenirs familiers et chronologiquement situés, mais cherche le refuge d’une essence dans le passé en général. L’habitation des images répondrait à cet espoir. Elles rachèteraient l’invisibilité des réminiscences en déployant en leur faveur un espace où nous pourrions nous installer comme dans la mémoire même. Le désir du cobaye n’est sans doute pas de revenir dans l’ancien présent comme si le temps n’avait pas eu lieu depuis lors. Il est plutôt de revenir dans le passé en tant que passé. D’entrer dans l’image en tant qu’image. De séjourner, autrement dit, dans ce dont on n’est ordinairement que le spectateur plus ou moins éloigné. Tel est le rêve qui nous étreint, lorsque nous nous blottissons dans nos souvenirs, à certains moments de détresse. Le cobaye touche plus que nous à ce rêve, à cause de l’équation ontologique que le film manifeste par nature entre existence et souvenirs, entre images extérieures et images intérieures. Issu d’un présent photographique, il lui est apparemment aisé de rejoindre un passé du même ordre. C’est pourquoi il faut que la mort lui soit infligée de l’extérieur, comme artificiellement, par une sorte de policier du temps, en guise de leçon à ceux qui ne sont pas aussi près de leur rêve. La mort semble être le prix à payer pour cette impossibilité : se rendre présent le passé en tant que passé. Mais elle n’est peut-être pas tragique autant qu’on veut le croire : la coïncidence de la fin d’une quête obsédante et de l’impossibilité de continuer à vivre avec cette satiété, a l’aspect d’un apaisement. La musique sacrée de Piotr Gontcharov, si l’on considère rigoureusement sa forme, n’est pas un requiem, mais elle connote à merveille le repos sublime que l’on peut à défaut d’autre chose attendre de la mort. * L’homme, en effet, voulait apparemment moins revivre, retrouver le mouvement de la vie, que s’installer pour l’éternité dans le dimanche après-midi d’Orly. Le mode cinématographique, un moment rencontré sur le visage de la femme, ne correspond sans doute pas à ce qu’il désire – comme si la forme de son rêve restait déterminée par celle de son être. Ce n’est justement pas cette image qu’il demande à rejoindre. Et dans la scène au Muséum d’histoire naturelle, qui suit ce battement des yeux, le mode photographique s’entoure d’une grande sérénité, à la fois joyeuse et solennelle. Il est pourtant clair que l’image fixe assimile l’homme et la femme aux animaux empaillés de ce « musée de bêtes éternelles » entre lesquelles ils passent avec connivence. C’est la même éternité, sans monde et sans mouvement, que semble chercher le cobaye. Il n’accepte pas non plus l’invitation qui lui est faite de gagner le futur, où le zoom indiquait la possibilité d’une vie restaurée, rendue au mouvement, délivrée du mode photographique (quant au léger travelling initial sur les avions d’Orly, il est le mouvement de la sortie hors du mouvement, le mouvement qui nous projette en douceur dans La Jetée et son monde d’images fixes, le mouvement à travers lequel on retrouverait peut-être un autre mode d’être, si l’on s’y raccrochait, si l’on en remontait le cours, comme en direction d’une source). Il ne veut pas que cela recommence, mais que cela s’arrête, dans l’intensité la plus grande, dans la proximité d’un secret dont le mouvement et la succession temporelle ne cesseraient de l’éloigner. Si cela recommençait, de toute façon, il y aurait encore la guerre au bout. L’univers photographique de La Jetée est cerné par la fin du monde. D’un monde anéanti, on ne s’échappe que dans une autre fin du monde. On n’en refera pas un autre en habitant une photographie. La dernière phrase prononcée par le récitant (Jean Négroni) affirme que l’on ne s’évade pas du temps. Un monde photographique est un monde où cet espoir est plus tangible que jamais. C’est un monde fini : à la fois un monde à fuir et un monde qui facilite cette fuite. Au moins les beaux dimanches après-midi, doux et ensoleillés, ne seraient-ils plus irrémédiablement perdus. On pourrait les fixer, les retenir, revenir s’installer en eux, par-delà le temps écoulé. L’image serait un séjour essentiel, promis par l’élimination du temps. La fin du monde est la contrepartie de ce rêve. Elle en signifie l’impossibilité alors même qu'elle en laisse entrevoir la possibilité. La Jetée explore et liquide un rêve propre à l’image photographique ; elle préserve d’autant plus ceux qui entourent l’image cinématographique. C’est par l’éternel retour, plutôt que par l’effacement du temps, que cette image donne à espérer la révélation d’une essence. Gilles Deleuze disait que la répétition est toujours répétition d’un essentiel (ce qu’il appelle l’universalité d’un singulier). De là son interprétation sélective de l’éternel retour. Mais, pour lui, c’était l’essentiel qui était la norme de sa répétition ; alors que l’image cinématographique suggère que tout ce qu’elle saisit passe sous la lumière d’une essence promise, puisqu’il y a une répétition. Sans soleil, souvent comparé à La Jetée, porte l’assaut à ce rêve. Il s’ouvre sur ce qui est, pour le cameraman, Sandor Krasna, « l’image du bonheur », trois enfants d’Islande sur une route de campagne, par un bel après-midi ensoleillé. Cela ressemble à un autre dimanche (ils ne sont pas à l’école), comme dans l’image d’enfance que poursuit le cobaye de La Jetée. « L’image du bonheur » : la formule laisse de nouveau entendre que le lieu ultime du bonheur, le refuge absolu, serait une image que l’on habiterait. Mais à la fin de Sans soleil, Sandor Krasna comprend qu’il faut rendre à cette image les tremblements qu’il lui avait d’abord ôtés, comme en hommage à sa perfection close. Il comprend que la « zone » dessinée par les images qu’il assemble est elle aussi frappée par le temps, le « lichen du temps », dont les dégradations électroniques produites par l’informaticien japonais lui ont donné l’une des plus saisissantes figurations. On ne peut habiter les images, fixes ou mouvantes, si cela signifie chercher en elles un refuge hors du temps qui dure et qui détruit. Peut-être Chris Marker n’est-il allé si loin dans cet essai d’habitation, que pour en revenir avec l’expérience et la certitude d’une fatalité implacable à laquelle les images ne sauraient soustraire l’exception d’un royaume essentiel. |
|