L'envers de La Chambre verte
publié dans Trafic, n° 52, hiver 2004 La Chambre verte raconte l’histoire d’un homme qui ne cesse pas d’aimer sa femme morte et voudrait qu’elle continue de vivre pour lui, avec lui. Il voudrait qu’elle lui demeure présente, et tout le problème de Julien Davenne, c’est de chercher sous quelle forme les morts peuvent conserver devant nous une présence — qu’est-ce qu’être présent, pour un mort. Ce n’est pas seulement une lutte contre la douleur, mais contre l’oubli qui fait son chemin et dont témoigne si bien l’ami Gérard — qui à la mort de sa femme désire tant mourir lui aussi, et finalement convole en deuxièmes noces peu de temps après. Davenne fait preuve de la plus exigeante des fidélités, si la fidélité est d’abord une volonté de ne pas oublier — de ne pas oublier tout ce qui nous retient ensemble. Et ce n’est pas un deuil prolongé sans terme, car justement le deuil est un travail d’oubli qui demande à finir, sa tâche est de nous reconduire en ce point où l’ordinaire recouvre ses droits et « la vie continue ». Peut-être est-ce la recherche d’une résurrection, que Davenne refuse de laisser aux mains des églises chrétiennes, prenant violemment à parti, au commencement du film, le prêtre dont les pieuses paroles consolatrices et les promesses de retrouvailles dans l’au-delà n’apaisent pas l’ami qui a perdu sa femme — Gérard au moment où il n’a pas encore surmonté son malheur. Si l’on veut bien parler de résurrection, car, tout de même, la résurrection demande une mort et une renaissance qui est justement une reconnaissance de cette mort, et Davenne ne veut qu’une continuation de la vie malgré la mort, alors cette résurrection nouvelle n’aura pas l’au-delà pour théâtre, ni ne sera une promesse ; Davenne veut qu’elle ait lieu ici et maintenant. Mais il y faudra d’étranges procédures, car comment porter le renoncement à l’oubli, si acharné soit-il, jusqu’à la résurrection d’une présence ? Refuser une promesse, c’est refuser une parole. Le discours ecclésial n’est plus qu’un verbiage, si l’on refuse de croire, c’est-à-dire d’attendre ce qui n’accompagne pas les mots, mais doit les suivre — qu’ils disent. Les mots de la promesse souffrent de l’absence de ce dont ils parlent. Ils n’apportent pas avec eux la visibilité de ce qui doit venir à les en croire. Or Davenne ne veut pas croire. Il ne veut pas attendre, surtout s’il faut attendre ce qui est rien moins que certain. Les mots demandent une attente car ils ne donnent pas une présence ; alors il cherche ailleurs les auxiliaires de sa quête. La parole des hommes d’Eglise, parole de promesse, n’est d’ailleurs pas seule à ne rien pouvoir pour Davenne et son entreprise. La tradition de saluer les morts par le verbe ne s’accomplit pas uniquement dans le discours du prêtre, mais dans l’éloge funèbre que prononcent les instances laïques. Au cimetière nous entendons celui de Paul Massigny. Eloge emphatique, tissu de mensonges et de dissimulations — aussi malhonnête alors que celui qui en est l’objet. La parole était l’empire de ce Massigny, homme politique qui a livré à l’ambition toute sa force séductrice et toute son éloquence ; l’éloge mensonger qui salue sa mort est comme la continuation du pouvoir qu’il s’était acquis sur les mots et par les mots. Aux antipodes de ce personnage il y a l’enfant sourd-muet qui habite chez Julien Davenne. Il est une présence sans paroles, il fait espérer qu’une présence des morts soit possible hors du recours aux mots. Il est vrai que Davenne lui-même a sans doute cru au pouvoir de la parole, sans doute a-t-il cru que les mots pouvaient donner aux morts l’immortalité du souvenir. Au journal où il travaille, il rédige les notices nécrologiques et il semble y montrer quelque talent de plume. Il n’y répète jamais les mêmes tournures. On salue cette disposition et ce scrupule, en s’en étonnant toutefois et presque en s’en gaussant ; c’est dire si Davenne est le seul à prendre au sérieux le discours sur les morts. Reprendre les mêmes formules dans toutes les « nécro », c’est avouer qu’elles sont une corvée et un exercice effroyablement factice : on oubliera vite le défunt traité de la sorte. Le recours à la généralité dans le langage est déjà une façon d’oublier : le respect des morts, la fidélité qui leur est due, réclameraient une attention à la singularité du discours qui les salue, prolongeant dans le souvenir leurs vies irremplaçables. La banalité et l’emphase sont ici les deux périls inséparables, justement parce que l’emphase est banale et appelle le lieu commun. L’éloge funèbre est l’instant où l’on prononce la gloire éternelle du défunt, mais c’est bien pourquoi ces hommages sont toujours mensongers : cette gloire exige de laver l’homme qu’on enterre de toutes ses bassesses et de tous ses crimes, et en même temps ces mensonges ôtent tout sens et toute valeur au beau discours de louange qui vient d’être dit. La notice nécrologique, version plus modeste de l’éloge funèbre, assume à son échelle des ambitions équivalentes — et sombre dans la même routine de fausseté si ce n’est pas Davenne qui la rédige. Il a peut-être cru aux mots, peut-être même y croit-il encore un peu s’ils ne sont pas au service du mensonge, de l’amnésie mécanique et de la gloire factice, assumant seul l’exigence d’une écriture nécrologique qui s’acquitterait de la justice envers les morts, mais ce ne sont pas ces ressources qu’il convoque pour rendre leur présence à sa femme et ses amis disparus. La résurrection n’attendra pas la promesse des paroles, elle sera visible. Davenne recherche une visibilité, une présence visible. Pour ne pas mourir vraiment, c’est-à-dire, pour ne pas être oubliés, il faut que les morts demeurent sous nos yeux. Ils sont ceux que nous sommes sûrs de ne plus jamais voir (Gérard veut la voir une dernière fois, avant que le cercueil ne se referme sur son visage, ou plutôt, non, s’il se précipite si violemment c’est qu’il ne veut pas que le cercueil se referme sur un visage invisible à jamais). Ils continueront de vivre en quelque manière si nous persistons à les voir. C’est pourquoi les photographies, derniers emblèmes visibles des morts, sont si importantes pour Davenne : photographies de sa femme accrochées au mur de la chambre verte, photographies de ses amis dans la vieille église qu’il se réapproprie pour la consacrer au seul culte qu’il reconnaisse. S’il n’aime guère les cimetières, c’est qu’ils sont l’enfouissement et, pour le souvenir, la perte de tout recours visible. Les lieux où lui rend hommage aux morts sont des pièces, des salles, sa chambre verte puis l’ancienne église : ce qu’il faut à Davenne ce sont des murs où fixer les photographies des disparus. Des murs qui se dressent en laissant place aux photographies visibles et non des tombes sans visage qui s’affalent. Les techniques du visible forment un recours contre l’oubli, elles aident à reconstruire la présence ; il ne s’agit pas seulement des portraits, d’ailleurs, mais aussi des diapositives de la guerre des tranchées que Davenne montre à l’enfant sourd-muet, des images d’archives de cette même guerre qui défilent tout au début du film (et, dans un sens, de ce film-ci et du cinéma tout entier). S’il est un philosophe hanté par la résurrection des morts et par le rôle que doit y jouer le visible, l’image et la technique de l’image, c’est Walter Benjamin. Et chez lui également cette résurrection est liée à la question d’une justice : dans les Thèses sur le concept d’histoire, les morts à qui il faut redonner vie par le souvenir, ce sont tous les vaincus et les opprimés de l’histoire, les offensés et les humiliés, les sans-nom. Rendre justice aux morts, c’est les sauver de l’oubli, se les rendre présents. Le passé «réclame une rédemption» aux générations qui suivent. Seule une forme particulière de mémoire la réalise, une «mémoire involontaire», dit Benjamin dans une inspiration proustienne, délivrant une image authentique du passé qu’il appelle «image dialectique» : image fugitive, surgissant dans un éclair, à jamais disparue dans l’instant d’après, comme l’épiphanie de la réminiscence. La justice qu’il faut rendre au passé, autrement dit sa présence qui est sa résurrection, demandent une image. Et cette image dont parle Benjamin n’est peut-être pas étrangère à la photographie. Benjamin, il est vrai, pensait que la photographie, art de la reproduction mécanique, tendait à affaiblir puissamment l’ancienne «valeur rituelle» des œuvres, leur aura — dont l’accès nous est justement ouvert dans une réminiscence. Mais il reconnaissait qu’à l’époque des techniques du visible, l’aura trouve un dernier refuge dans le portrait autour duquel se perpétue le culte du souvenir des êtres aimés, absents ou défunts. De là «l’incomparable beauté, toute chargée de mélancolie», de ces photographies à qui l’on a confié la garde d’une figure humaine. Mais ici, ce n’est pas seulement un refuge, car il semble au contraire, pour Davenne, que la photographie libère la possibilité d’un rituel qu’il serait bien plus difficile d’accomplir sans elle. Il a besoin des photographies comme de ressources de la réminiscence, comme d’occasions de libérer la mémoire involontaire qui seule donnera l’image authentique du passé, l’image qui rendra justice aux morts en leur rendant la plénitude d’une présence ; car la réminiscence, chez Proust puis chez Benjamin, est justement cette forme de mémoire qui nous saisit par la présence qu’elle restitue aux choses passées — en sorte que celles-ci puissent nous apparaître, comme le veut Proust, telles qu’elles ne furent jamais vécues, telles que jamais elles ne sont apparues dans un instant présent d’autrefois : dans la chapelle de Davenne, Truffaut a placé, comme par clin d’œil, des photographies d’hommes et de femmes célèbres, et sur l’une d’elles c’est Marcel Proust que l’on voit. * L’image visible, donc, et rien qu’elle. Au-delà de la photographie, au-delà des images, il y a la statuaire. Il semble qu’elle restitue plus de présence. Sur la statue on peut passer la main ; surtout il y a en elle de grandes ressources de visibilité. Visibilité au-delà de l’image. Ce qui a le relief et qui se touche, est aussi ce qui se tourne et se laisse voir sous tous les angles, sous une infinité de points de vue possibles, tandis que la photographie n’a conservé pour toujours qu’une seule perspective. Davenne croit peut-être qu’une représentation en relief lui permettra d’aller plus loin dans son culte, de faire un pas de plus dans la recherche d’une présence des morts. Alors il commande un mannequin à l’effigie de Julie disparue — effroyable scène où Davenne le découvre, sa lente rotation sous ses yeux dans un tremblotement mécanique qui rappelle que le mouvement peut aussi être l’absence de la vie. La statue tient de l’idole et la photographie plutôt de l’icône. Je l’ai faite comme elle était sur la photo, dit l’artisan en mannequins qui ne comprend point la rage de Davenne ; c’est justement que la photographie se prête à quelque chose qui la dépasse, elle éveille au-delà d’elle une vie du souvenir. L’icône est l’image fidèle de celui ou celle à qui l’on se voue, ce qui veut justement dire qu’elle ne remplace pas l’absent, qu’elle maintient la différence qu’il y a entre l’image qu’elle est et le véritable objet du culte. Avec sa chair de pierre la statue invite les Pygmalion à l’embrasser comme si l’objet de l’adoration c’était elle-même ; aux yeux de Davenne saisi d’horreur, et qui ne veut nullement remplacer Julie mais cherche l’occasion de la garder présente, la démesure de cette prétention signale atrocement la distance qui sépare la femme aimée réelle et l’idole fixe de cire. Dans l’ordre de la représentation, il n’a plus recours dès lors qu’aux seules photographies. Mais le pas supplémentaire dont il éprouve la nécessité, il l’accomplit dans la vieille chapelle qu’il aménage en vue des rites de son propre culte. Chaque mort reçoit une photographie et un cierge, ce sont les deux instruments du rituel. Les cierges sont le feu, la lumière, la simple lumière qui éclaire, qui rend visible, ils sont aussi la petite danse des flammes ondulantes dressées vers le ciel, pure visibilité du mouvement de la vie. Un plan montre le visage perdu de Davenne au milieu de points de feu qui sont les cierges de la chapelle, et en même temps les flammes de la guerre dans la nuit comme une constellation d’âmes mortes au champ de bataille, scintillant pour demander qu’on ne les oublie pas. Mais le feu est aussi le feu de la foudre qui frappe la chambre verte par une nuit d’orage et l’embrase. Or cela ne signifie nullement que le feu soit hostile : l’éclair vient plutôt signaler à Davenne son échec. Tonnerre salutaire qu’il reçoit comme un avertissement. Il confie à Julie, après l’incendie et le ravage de cette chambre qui lui était dédiée, qu’il n’a pas réussi ce qu’il voulait ; c’est alors qu’il convainc un prêtre de remettre entre ses mains la chapelle abandonnée. L’élément essentiel du culte y sera l’entretien de la flamme des cierges, dont l’ensemble forme à son tour une figure visible, composition de points de feu. « Achever la figure », c’est la formule obsessionnelle qui hante les lèvres de Davenne. Obsession, énigme : car rien en vérité ne dit en quoi consiste une telle figure exactement, dont l’assemblée des cierges n’est peut-être qu’un aspect. Et si cette figure à achever est bien la disposition des flammes, de quoi ce visible dessin est-il le symbole ? Ces flammes ne représentent rien d’immédiatement reconnaissable, seul Davenne accède à la compréhension du symbole, non seulement il sait quelle est la figure, il la voit où il faut la voir, mais il sait aussi ce qu’elle veut dire, il sait à quoi elle renvoie, ce dont elle est le schème, il voit en elle ce qu’il faut y voir pour la comprendre. Mais précisément, que voit Julien Davenne, si attaché aux icônes visibles des morts ? Quel visible se lève des photographies, sous ses yeux, dans la chapelle ? De même qu’il est seul à voir la figure, à savoir ce qu’elle est, où elle est, ce qu’elle veut dire, de même, lui seul sait ce qu’il y a devant son regard, nous ne voyons pas à sa place ni avec lui, lui seul est donc en mesure de juger de son échec ou de sa réussite, et nous pouvons même douter si ses yeux se perdent dans un autre visible que le nôtre ou dans autre chose que le visible, si seul au monde, désormais « habitué à l’hallucination simple », comme dit Rimbaud, Davenne voit se relever les morts, ou s’il se détache de ce qu’il y a à voir autour de lui, comme s’il ne le voyait plus, et plonge dans un monde de la mémoire qui même en prenant appui sur les photographies, ne se compose plus d’images ni de rien d’autre qui soit visible. Se demander ce que voit Davenne autour de lui, énigme jamais résolue car jamais nous ne verrons par ses yeux, c’est se demander où il est, et ces interrogations, ces ambiguïtés courent tout au long du film. Si la figure n’est jamais finie, parce qu’il « manquera toujours le dernier cierge de celui ou celle qui n’a pu allumer que l’avant-dernier »(1), si la figure n’est achevée que dans la mort de celui qui se voue à la construire, n’est-ce pas justement que Davenne tend lui-même, plutôt qu’à maintenir les morts dans la vie, à être déjà mort de son vivant, n’est-ce pas que la place où sa tâche prend sens est au milieu des morts, même en conservant des liens fragiles avec la société des vivants ? Rendre la présence à « nos morts », comme dit Davenne, n’est-ce pas plutôt se rendre présent à eux, être mort soi-même pour être parmi eux ? Le combat acharné de Davenne pour la présence peut-il trouver une issue satisfaisante s’il n’accomplit lui-même un mouvement qui le fasse rejoindre les morts ? La Chambre verte est-elle l’histoire d’un homme qui veut que les morts continuent de vivre, ou d’un homme qui recherche leur présence en rentrant lui-même dans leur royaume ? Deleuze remarque très bien cette équivoque : « La survivance virtuelle des morts peut s’actualiser, mais n’est-ce pas au prix de notre existence qui devient virtuelle à son tour ? Est-ce les morts qui nous appartiennent, ou nous qui appartenons aux morts ? Et les aimons-nous contre les vivants, ou pour et avec la vie ? »(2) Une ambiguïté très semblable a pu être reconnue dans une doctrine médicale de la mélancolie. Davenne ne veut pas oublier, il ne veut pas accepter la mort, il refuse que l’œuvre du deuil s’accomplisse en lui. Cette impossibilité du deuil, Freud l’a définie comme mélancolie. Le deuil referme lentement la blessure après la perte de l’objet aimé ; dans la mélancolie, une béance interminable de douleur demeure. Foucault a une très belle formule décrivant l’angoisse du mélancolique qui, « pour arracher à la mort l’objet aimé, s’identifie à lui, devient ce qu’il a été, mais finit par s’éprouver lui-même dans la mort de l’autre, et ne peut retenir l’autre dans sa propre vie qu’en le rejoignant dans la mort »(3). Le refus du deuil finit par happer le vivant dans la mort, au lieu de retenir l’aimée dans la vie. Tel semble le sort de Julien Davenne. Mais chez lui, même la descente au pays des morts garde l’apparence d’une décision résolue s’il comprend que la présence l’exige, et ni l’angoisse ni l’abattement ne le caractérisent au mieux. Il faudrait peut-être reconnaître ici une mélancolie active, bien autre chose que la dépression, une mélancolie qui se sait noble de ne pas de se réjouir de la normalité, de la tranquillité du deuil, qui travaille à protester contre l’oubli, une mélancolie presque démiurgique, cherchant des lieux et des décors adéquats à son monde hors du monde ; et qui pourtant n’est pas la mélancolie contemplative de Chateaubriand ou de Proust, parce qu’au lieu de laisser au hasard les phénomènes de la mémoire involontaire, Davenne semble avoir l’ambition d’organiser les réminiscences, de fabriquer une machine à épiphanies mémorielles, qui l’alimenterait de ces instants où la vie semble sauvée malgré les pertes et les douleurs. Les morts ne nous seront peut-être présents que si d’abord nous allons vers eux, mais quel est cet entre-deux où les deux univers se rejoignent, ce point où il nous est possible soit d’aller à eux, soit de les faire venir à nous ? Il y a un moment dans le film qui retient Deleuze, c’est lorsque Davenne, pour ne pas rencontrer Gérard, l’ami qui a trahi la fidélité à l’aimée disparue, se cache, dans le recoin d’un palier, derrière une vitre dépolie où son visage mouvant n’a plus ni traits ni contours, comme s’il menait une existence « inassignable entre les vivants et les morts ». Et il y a quelque chose d’intermédiaire et d’inassignable dans l’église de Davenne. Car la chapelle, dit Deleuze, est un navire des morts. L’église qui nous recouvre d’une nef est le navire inverse. Et justement, où est-on, lorsqu’on est dans le navire? Diogène Laërce faisait dire à un philosophe scythe, Anacharsis, qu’à part les vivants et les morts il y a encore une autre classe d’hommes : ceux qui vont sur la mer. Davenne n’entre pas dans l’entre-deux parce qu’un bateau l’emporte loin de la terre, au contraire, il devient marin dès lors qu’il passe dans cette vie inassignable entre les vivants et les morts, inassignable aussi de ne pas délivrer le sens de son voyage : en l’occurrence, « où suis-je ? » c’est « où vais-je ? » : vers les morts que je rejoins, moi à bord de leur navire, ou bien chez moi où je les ramène ? La chapelle est-elle la nef où Davenne embarque pour aller à eux, ou bien les y reconduit-il au rivage de la vie ? * Le déroulement du film comporte un tournant qui sépare en deux moments distincts les deux versants de cette ambiguïté. Il semble qu’en Julien Davenne deux missions se fassent concurrence, maintenir la femme aimée en vie par-delà la mort physique, combattre Paul Massigny qui fut son grand ami au temps de leur jeunesse. C’est la lutte de l’amour contre la mort qui est d’abord au premier plan, mais peut-être le duel avec l’ami qui a trahi prend-il peu à peu l’ascendant. Et tandis qu’il s’agissait au commencement, dans la chambre verte, de continuer à faire vivre Julie par la force du souvenir, désormais l’affrontement avec Massigny demande plutôt de rentrer dans le monde des morts, d’aller chez eux les retrouver, et il semble que la chapelle soit moins le lieu où on leur redonne vie que celui où ils sont rejoints. Alors l’église n’est pas seulement le complément de la chambre verte, mais son envers. Le passage à l’église est pour Davenne l’entrée dans l’autre versant de sa tâche. Et peut-être y a-t-il une ligne de l’amour et une ligne de l’amitié qui se séparent ici. La chambre verte était consacrée à Julie exclusivement ; elle est toujours là dans la chapelle, mais au milieu des amis dont la multitude paraît composer un monde où l’on pénètre. Jamais, après la mort de Julie, Davenne n’aurait admis qu’à la manière proustienne on puisse jouir du passé qui revient d’au-delà de la distance et de la disparition plus que de l’ancien présent qu’il a été. Tant bien que mal il essayait de garder à Julie une vie moindre, dans la vie. Dans la chapelle il semble que les réminiscences soient un peu plus recherchées pour elles-mêmes. C’est un atelier à réminiscences. Le charme de leur plénitude éloigne sans doute Davenne de la vie ; en elles il apprend à être déjà mort, pour être de plain-pied avec ses disparus. A présent, c’est vraiment un monde où l’on rentre. Ce monde des amis morts est à la fois un refuge contre Massigny et le lieu à partir duquel il est possible de lutter contre lui. Contre celui qui était le meilleur ami, l’ami de jeunesse, l’Ami, les alliés seront les amis qui le sont restés, mais les amis morts, car Massigny « a jeté la suspicion sur la vie », il l’a empoisonnée de sa présence. S’il faut vivre au milieu des morts, c’est que Massigny a rendu la vie invivable. La vraie vie n’est plus possible qu’ailleurs, dans la compagnie de ceux qui ne vivent plus. Si Davenne, comme le remarque son chef au journal où il travaille, est toujours triste et absent, c’est à cause de la conscience qu’il a de la grave fonction de justice qui lui revient, et de sa présence auprès des morts plutôt que des vivants, à distance du monde visible des hommes ordinaires. Massigny est l’homme de la corruption et du mensonge, du cynisme et de la séduction : traître, diable et tentateur. Il s’est emparé de la vie et des vivants par la parole ; Davenne veut opposer à cette vie-là, entachée par la fausseté et l’appétit de domination, une autre vie qu’il cherche à constituer avec les morts dont il espère provoquer la résurrection grâce aux images visibles. Curieux cercle où le refuge de la vie pure se trouve dans un monde de la mort à qui il a bien fallu redonner une vie depuis la vie impure. Mais dès lors que Massigny pénètre le monde des morts, il y jette aussi la suspicion et il n’est plus possible pour Davenne de vivre nulle part, même là, au milieu des morts. Cécilia est celle qui introduit Massigny dans l’univers hors la vie dont s’est entouré Davenne. Elle était l’amante de Massigny, et si elle s’est convertie aux rituels de Davenne, c’est pour perpétuer la présence de cet homme qu’elle aimait et qu’elle aime encore. Davenne a fini par accepter que dans sa chapelle un cierge brûle pour Massigny aussi. S’il refuse d’abord d’aimer Cécilia, ce n’est pas seulement par amour pour la femme d’autrefois, c’est aussi parce qu’il est conscient de la lutte qu’il doit mener contre Massigny, et que l’amour nouveau qui le lie, lui Davenne, à Cécilia, n’est possible que s’il consent à rendre les honneurs à l’homme épouvantable qu’elle aimait. Il y consent, parce qu’il l’aime et qu’ils s’aiment, mais alors il consent aussi à la fin de sa lutte, il acquiesce à l’absurdité de sa tâche. Il meurt parce qu’il faut qu’il meure dès lors que Massigny entre dans le monde qui devait être un refuge contre lui, mais justement, d’une mort où il ne rejoint pas les morts à qui il redonnait vie autour de lui, puisque c’est là que l’autre, le double diabolique s’est glissé ; Davenne entre dans la mort qui ne revit pas, puisque c’est lui qui la faisait revivre. Il n’a plus rien à faire nulle part, ni dans la vie d’où il rappelait les morts, ni dans l’univers des amis morts qu’il avait ravivés, s’il ne peut maintenir vivante la flamme d’un monde où Massigny n’a pas sa place. Il ne peut plus vivre sa vie de mort au milieu des morts à qui il rendait vie, parce que ces morts ne vivaient par lui que de former un monde délivré de la trahison et du cynisme. Ce qui fait mourir Davenne, c’est donc le renoncement au duel et la victoire de Massigny, et voilà pourquoi il semble que cet enjeu soit devenu en définitive plus fort que la résurrection de Julie. L’amour de Davenne pour elle avait son envers, une autre tâche immense qu’il recevait à accomplir et qui peu à peu, en se révélant, prenait le pas sur l’autre, une mission de justice qu’il meurt d’abandonner en chemin. Son autre amour, celui qui le rapproche de Cécilia, ne le tue que parce qu’il lui retire le sens de sa lutte et sa raison d’être ; il l’envoie dans une mort qui ne connaît pas la résurrection. Mort, il ne pourra plus veiller dans la vie à la résurrection des morts, à l’entretien d’une vie des morts qui serait seule la réalisation d’une vie juste. Il faudrait qu’il demeure dans la vie pour se faire revivre lui-même, étant mort. Car comment croire que Cécilia, recevant le flambeau qui donne le feu aux cierges de la chapelle, puisse assumer à son tour la vocation de Davenne, si c’est elle qui ouvre à Massigny les portes du royaume élevé contre lui, royaume des morts amis et justes ? Entre la vie souillée et la mort oubliée, Davenne avait construit le lieu ambigu d’une vie pure en compagnie des morts, d’une arche où il ferait revivre les morts en les rejoignant, c’est-à-dire en quittant lui-même la vie, mais sans entrer dans la mort sans vie qui est la mort oubliée. La chapelle était cette nef, cette arche où l’on s’en va auprès des morts et abandonne la vie, sans pour autant mourir. Navire alors qui n’était pas seulement le moyen provisoire d’un voyage, — des morts vers nous, de nous vers chez les morts, — mais devenait un monde à part soi, un monde où se tenir au milieu des morts que l’on recueille et que l’on fait passer hors de l’oubli qui est leur péril. Arche ultime de pierre où l’on sauve dans le déluge du temps les intimes et les purs, mais arche qui n’attend pas le retour du monde vivable, devenant elle-même le seul monde où vivre, « entre les vivants et les morts ». Foucault a parlé du navire comme passage, mais passage qui n’attend pas l’achèvement du voyage, qui finit par être un lieu définitif d’existence, « morceau flottant d’espace », « lieu sans lieu, qui vit par lui-même » ; et la navigation du fou, sur le Narrenschiff médiéval, est « absolu Passage »(4). Davenne approchait peut-être de la folie, et toutefois sa navigation n’était pas une dérive : il conservait fermement son navire sur la crête, entre la vie souillée par les Massigny et la mort des morts perdus pour tout souvenir ; mais quel cap maintenir si Massigny est à bord, si le lieu naguère préservé de l’arche recueille celui qui a déjà rendu invivable la vie que nous connaissons trop ? (1). G. Deleuze, L’Image-temps, p. 100. (2). Ibid., p. 99. (3). cf. Maladie mentale et psychologie, p. 49. (4). M. Foucault, Dits et écrits, IV, p. 762, et Histoire de la folie, p. 22. |