Le Feu follet, quelle mélancolie?
publié dans Trafic, n° 63, automne 2007 extrait [...] D’une génération à l’autre, existent toujours cette proximité et cette incommensurabilité, cette proximité dans l’immémorial, par laquelle toute fête est aussi souvenir de toutes les fêtes du monde, et cette distance qui rend à un homme les fêtes de sa jeunesse indépassables par le temps d’après, et difficilement communicables, sinon sous la forme de mythes et de légendes qui manifestent à l’interlocuteur son éloignement démentiel de la chose racontée. L’ambiguïté provient de la relation qui unit l’intensité d’un certain âge des hommes à un lieu et un moment du monde. Ce n’est pas une qualité de la fête qui la rend absolue, mais de celui qui la vit. La jeunesse se célèbre dans la fête, et quand elle passe, l’intensité reflue dans le souvenir. Michel Leiris a écrit de très belles pages sur l’arrivée du jazz en Europe et lessurprises-parties données à Paris dès la fin de la première guerre mondiale. Mais, selon lui, le jazz n’a connu sa plus haute intensité de frénésie qu’à ce moment d’apparition première, dans ces fêtes dont il était, et Leiris ne parvient pas à écarter d’une main très ferme l’imputation de ce jugement au fait que ses sensations depuis quinze ans se sont émoussées. Que l’intense doive passer avec l’âge qui vivait dans sa célébration, c’est une loi, aussi implacable que cette autre selon laquelle « l’amitié n’est réellement entière que pendant la jeunesse, alors que les paires d’hommes et de femmes ne se sont pas encore formées, attaquant dans ses bases mêmes cet esprit de société secrète par lequel les rapports amicaux, s’ils sont tout à fait profonds, ne manquent pas d’être dominés » [1]. Alain Leroy, sans nul doute, ne dirait pas autre chose en son dernier jour. Il sait très bien que son exil est commandé par une loi. Il n’a pas d’illusions sur un retour de la jeunesse, ni sur sa survivance artificielle, ni sur la possibilité d’être malgré l’âge encore des fêtes de la génération qui suit. Il se connaît dans le temps, emporté vers l’existence adulte à laquelle il revient à chacun de se rendre adéquat. Jamais on ne le verrait trentenaire aux Planches masquant à ses yeux mêmes sa bizarrerie parmi l’adolescence maîtresse de l’intensité ultime de la vie — si cela ne doit être que le dernier cri de la mode. Il a conscience, plus que tout autre, de la nécessité logique de son malaise, dès lors qu’il observe à la fois son refus de rejoindre cette adéquation et l’impossibilité irréductible de séjourner encore dans la jeunesse. C’est pourquoi son geste mortel est résolu et ne peut être empêché par aucune main tendue. Toute main le relèvera dans l’inconcevable. La lucidité d’Alain le condamne à mourir, en le distinguant de ceux qui ont gagné le sérieux, et d’autres qui demeurent dans une jeunesse littéralement incongrue, car elle ne répond plus à la nécessité du moment où le temps les a conduits. Tels sont les frères Minville (Romain Bouteille et François Gragnon), qu’il retrouve à la terrasse du Flore, embarqués dans les aventures de l’OAS alors que la guerre d’Algérie est déjà finie. « Nous, on continue… » Pour Alain, ce cheminement à rebours du temps est absurde, ce sont des enfantillages, il leur dit qu’ils sont des boy-scouts. Il ne s’agit nullement d’un problème politique. C’est leur manière de rester dans un temps de jeunesse festive. Ils ont une drôle d’allure de potaches vieillissants, ils appartiennent à cette zone ardente et loufoque de la droite archaïque où l’aventurisme, le goût du cérémonial et de la blague, l’esprit de société secrète et de provocation, la défense des causes indéfendables, le mépris du sérieux parlementaire, mais aussi la proximité de la violence et de l’horrible, se sont alliés à la revendication du dandysme, de la dépense et parfois d’une haute vie noctambule. Cette politique des Minville est une autre façon de ne pas vouloir vieillir, en défiant, dans une atmosphère clandestine où l’on croit que survit l’intensité des liens, non plus le temps individuel, mais le temps historique. Quelle miraculeuse jeunesse n’est-elle pas à gagner dans l’ignorance de ce temps autrement plus écrasant ? En vérité, le politique, comme souci du destin communautaire, n’est pas visé dans un tel engagement, plutôt un certain style d’existence, un désir de séjourner dans une festivité périlleuse qui serait une survivance du temps de la jeunesse. Les Minville quittent Alain en le saluant par la promesse de le retrouver bientôt, dans la résurrection du bon vieux temps. Dubourg représente, à l’inverse, l’accession à une existence où la jeunesse n’est pas l’objet d’une nostalgie brûlante. Mais ce qu’il montre, c’est que cette tranquillité repose sur la certitude d’une possession exclusive de l’intensité : ce bon vieux temps est à jamais derrière soi, et toutefois ce n’est pas une douleur, puisqu’il n’a appartenu qu’à nous, et que, dans nos souvenirs, c’est encore, et plus que jamais, à nous seuls qu’il revient d’en être les détenteurs. Dubourg est celui qui trouve les jeunes d’aujourd’hui désespérants, fades comme des oranges de Californie. Aussi n’a-t-il aucune raison de se concevoir exilé de la fête éternelle. L’intensité a été sienne et n’existe plus hors de lui. Il croit même qu’il ne l’a jamais perdue et qu’elle s’est accrue dans son existence nouvelle : « je vis beaucoup plus intensément que du temps des saouleries. » Avoir quitté l’âge de la fête ne le désole ni ne l’affecte, parce que les autres, à présent, sont en deçà, tandis que lui-même est déjà au-delà, certain des pouvoirs inédits que lui décerne la vie sérieuse. En face, Alain est bien plus vivement sensible à la jeunesse qui vient. Parlant aux deux très jeunes filles de Dubourg, il sait déjà, contrairement à leur père, qui sont Françoise Hardy et Sylvie Vartan ; et riant de l’indifférence de son ami, il lui demande s’il ignore la poussée démographique qu’il y a en France… Lorsqu’ils marchent au Luxembourg, des bandes d’enfants criards croisent leur chemin en courant. Dubourg est invulnérable à cette rencontre. Alain semble se raidir, il a pour eux un regard bref, plein d’inquiétude et d’ambiguïté, mêlant l’effroi et la résignation et presque la colère aussi, la colère d’être déposé par le renouveau du monde. Dès que l’enfance apparaît dans son champ de vision, comme il arrive plusieurs fois dans le film, de façon intermittente et toujours très brève (un ballon passe, quelques gamins le poursuivent), la fixité de ses yeux est saisissante. Parce qu’il sait très bien son apparentement extrême à la jeunesse qui le suit et toute la distance qui pourtant l’en exile, il est saisi de terreur et d’inimitié à la vue de Michel Bostel (Bernard Tiphaine), en qui il reconnaît immédiatement son double à quelques années près — « c’est mon successeur, en quelque sorte ». Il n’a aucune compassion pour celui dont il connaît peut-être dès maintenant le sort à venir ; il éprouve le malaise d’être destitué par ce qui continue. Il a compris que tout se poursuit sans lui, que l’intensité n’a pas disparu avec sa propre jeunesse, qu’autrefois n’était pas infiniment mieux qu’aujourd’hui. La fête éternelle est toujours rejointe, mais il n’est plus de ce mouvement. Il sait que la marée, comme dans tous les temps, redescend vers le grand large et l’île incomparable, en le laissant cette fois-ci sur la grève. Il découvre la désolation du lendemain dans le lendemain même. Il dit maintenant de sa jeunesse qu’elle était « une promesse et un mensonge ». La totalité comporte aussi la promesse — mais le gris lendemain n’est pas ce qui était promis. De même que la perfection, pour les tenants de l’argument ontologique, incluait l’existence, la plénitude est aussi promesse de sa continuation. Elle est, autrement dit, promesse d’immortalité, promesse d’un autre lendemain, qui ne serait pas la vie et sa dégradation. Chaque fête promet d’être la dernière fête, mais c’est une promesse qui ne peut jamais être tenue, c’est aussi ce mensonge, parce que l’être fini qui s’y engage ne recueille jamais un savoir absolu, il ressort vivant et désemparé de cette apocalypse. La finitude est une survivance à ce qui est, pour elle, ultime. La vie est faite de ces moments d’ultime qui la suspendent mais ne l’arrêtent pas, dans l’audition de la musique, dans l’or de la lumière des soirs de l’éternel été, dans bien d’autres circonstances encore. La plénitude accordée à un être fini est une présentation qui ne reste à chaque fois qu’entr’aperçue. Il y a, dans ces moments, présence, mais nous ne sommes jamais destinataires du dernier don de ce qui se présente. L’idée de la fête est là, dans la fête, mais il faudra encore aller la chercher, toujours à nouveau, toujours vouloir se rapprocher de ce qui était déjà là, à chaque fois les dernières fois, et puis la reperdre, car à qui est un vivant singulier, elle ne peut que se présenter sans se donner à jamais. C’est pourquoi il faut se réveiller dans les lendemains de l’intense, non dans l’immortalité de plénitude promise. Alain Leroy ne désire pas simplement la vie. « La drogue, c’est encore la vie, c’est bête comme la vie », dit-il à Urcel, et il soupire au Flore, en détresse physique — « comme la vie sait nous humilier ». Sans doute se désespère-t-il qu’avec l’intense disparaisse toute la promesse, qui l’accompagnait, d’autre chose que la vie, d’une sortie de la vie. Intensifier la vie est peut-être, en vérité, désirer un accès à ce qui est au-delà d’elle. Dans sa chambre, à la clinique, il essaie d’écrire. Mais il rature et déchire ces tentatives. La promesse d’immortalité ne doit-elle pas se comprendre comme promesse d’œuvre, promesse de l’immortalité de l’œuvre ? L’intense n’est-il pas la réserve de l’expression ? Beaucoup, qui en sont convaincus, courent s’y perdre, en espérant se relever détruits peut-être par le corps, mais porteurs de l’œuvre absolue. Alain éprouve la faiblesse de ses moyens en face de ce qu’il voudrait dire ; il appartient à ceux qui sont allés chercher la plénitude à figurer et sont revenus les mains vides. A présent, il est trop tard pour retrouver la chance d’avoir quelque chose à dire et il ne veut pas simplement écrire pour se satisfaire d’une performance commune, objet de désirs médiocres. « Nos amis sont extraordinaires : ils s’imaginent que le temps les change et ils font n’importe quoi, des enfants, des affaires, des bouquins. » En disant cela à Alain, Jeanne dévalue les procédures par lesquelles les vivants garantissent l’avenir et la prolongation de la vie. Ecrire pour écrire, pour voir sa photographie au milieu des journaux et se dire que quelques signes sur du papier vous survivront un peu, est une ambition au service du temps et de la vie. Diotime, dans son discours du Banquet de Platon, affirmait que les hommes, en faisant des enfants ou des livres, recherchent obscurément ou non la réalisation d’un désir d’immortalité. Mais elle laissait aussi entendre que ces chemins vers l’éternel ne sont qu’imparfaits, parce que ce qu’ils assurent, c’est plutôt une prolongation de la vie au-delà de sa durée ; c’est la contemplation de l’idée qui est vraiment accession à l’immortel, hors de la vie et de la mort physique, non simple allongement du temps imparti. Le livre écrit uniquement pour être écrit accroît la durée de la vie jusqu’à celle du papier, seul celui qui est composé sous l’emprise d’une idée n’est pas étranger à l’extase salvatrice. Alain Leroy ne veut pas écrire un livre de vivant, un de ceux qu’on se satisfait de promouvoir et d’oublier. Echouant à parvenir à l’expression décisive, seul espoir, peut-être, de restaurer la plénitude, il atteint le dernier stade de son drame logique et n’échappe plus, par aucune voie, à la certitude implacablement déduite qu’il doit quitter la vie. [...] [1]. Michel Leiris, L’Âge d’homme, Paris, Gallimard, 1973 (1939), p. 170. |
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