L'Atlante dans le navire Marge
sur Plein Soleil de René Clément publié dans Trafic, n° 57, printemps 2006 Il ne manque ici à la perfection du crime que d’avoir su prévenir le maléfice de ces parties du navire dissimulées sous la mer, en deçà de la ligne de flottaison, merveilleusement nommées œuvres vives dans le langage des marins. Le cadavre jeté à l’eau était ligoté de filins qui se sont pris dans l’hélice du voilier baptisé du nom de la femme, Marge. A la mise finale en cale sèche fortuitement le meurtre est découvert. Et donc, un nœud provoque le dénouement. Ainsi des objets dépouillent les hommes de leur causalité. Quelque chose d’autre semble lutter derrière leur action et se révèle à la dernière minute d’une efficience supérieure. La préméditation et l’exécution du crime, si achevées dans Plein Soleil à la mesure d’un homme, sont pourtant écrasées par une matière qu’on dirait presque agissante. Ce qui nous entourait sans que nous l’apercevions se rappelle à notre souvenir par la force destinale qu’il possède à notre insu et notre encontre. Et certes, il suffit que ce soit une passivité grandiose, pour que ceux qui se croient démiurges dans leur action s’empêtrent parmi ce théâtre matériel dont ils oublient la puissance de surprise, de contingence, au moment où ils combinent, calculent, et commettent quelque chose. Le destin, c’est la matière qui s’accroche au pan du manteau à l’instant décisif. Le seul fait que des choses soient là, inertes et sans âme, nous expose à être dépassés, à voir nos intentions doublées et déjouées par le sillage de nos actions. Toutefois il semble que le cinéma trouble cette passivité. Il enregistre la matière, qui est objets et éléments : le voilier et son hélice d’une part, et de l’autre la mer, le vent, le soleil. Les objets se meuvent dans les éléments. La voile, recueillant le vent, le transforme en force et déplace le bateau qui divise la masse de la mer. Ces rapports tissés au sein de la matière même apparaissent à l’écran. Mais, simultanément, est visible l’insertion des comportements et des actes dans cette immense matière. A présent, il y a sur le même plan d’existence, à l’image, des hommes et des choses. Le fait d’être y apparaît univoque. Or, par cette identité qu’il provoque dans la manière d’être, tout en lui n’étant plus qu’image, le cinéma métamorphose la matière : il la révèle comme sujet, dès lors qu’elle existe de la même façon que les hommes. La matière a l’air d’agir, avec nous, contre nous, derrière nous. Dans Ascenseur pour l’échafaud, par exemple, on dirait bien qu’il y a une action, une efficience des automobiles muettes. Ce sont de splendides choses, elles brillent et leur ligne subjugue tous les yeux dans l’écran. L’image cinématographique les révèle comme sujets en les filmant souvent sous des points de vue choisis pour les rendre belles en même temps qu’énigmatiquement remarquables. Leur élégance y apparaît comme un destin, puisqu’elle précipite l’intrigue, et que, sans elle et le fil de hasards qu’elle entraîne, la sagacité des enquêteurs n’aurait peut-être pas suffi à démêler l’affaire. Toute une suite de péripéties survient par la seule présence des voitures ; le crime était parfait si elles n’étaient pas là. On se souvient du cabriolet de Julien Tavernier (Maurice Ronet), si beau qu’il appelle son vol, puis de la Mercedes 300SL aux portières papillon, encore plus désirable et dont le propriétaire est tué dans un instant de panique par le petit voleur qui aimerait bien la conduire elle aussi. Sa voiture, puis une autre, décident loin de Tavernier de ce qu’il deviendra. Ce sont elles, plus que l’ascenseur immobilisé où il reste prisonnier toute la nuit, qui le dépossèdent de son plan méticuleux. Deleuze dit que l’enfermement dans l’ascenseur, en empêchant l’action motrice du héros, laisse libre cours à des « mouvements de monde » qui entraînent d’autres personnages sans qu’eux-mêmes soient des sujets maîtres d’une intention concurrente [1]. Le monde agit dans le dos de Tavernier, mais ses mouvements sont accomplis surtout par les automobiles. La passivité de ces engins, offerts à l’admiration, laisse croire aux hommes à une connivence qui est en réalité traîtresse. Ils sont serviles et perfides comme des miroirs — Madame Karala (Jeanne Moreau) observe un moment son reflet dans un coin de carrosserie de sa Rolls-Royce et s’y découvre « affreuse ». Au cinéma, la perfection stylistique des objets, qui est aussi celle du beau voilier de Plein Soleil, est comme un signe qui en attirant l’œil indique la possibilité qu’ils détiennent un rôle secret. Et sans doute l’art de produire de tels indices dans la splendeur plastique relève-t-il pour une part de la « photographie » : dans Ascenseur pour l’échafaud comme dans Plein Soleil, c’est Henri Decae qui en était responsable. Certains critiques jugeaient, à l’époque du nouveau roman, que lorsque Robbe-Grillet écrit : « les chaussures à semelles de caoutchouc ne font aucun bruit sur le carrelage », c’est tout autre chose que de dire qu’il y a un homme qui marche à pas feutrés ; cela veut dire que ce sont les chaussures qui entraînent cet homme et que nous vivons maintenant dans un monde où les objets inertes ont un pouvoir moteur sur nos actions. Il s’y mêlait bien sûr l’idée qu’un tel changement dans l’expression a pour but de révéler l’efficace du capitalisme et les aliénations diverses dont il est la cause. Mais pourquoi ne pas remarquer plutôt qu’une telle manière d’écrire rejoint cette faculté qu’a le cinéma d’accorder une sorte de puissance aux objets ? On sait que les écrivains du Nouveau roman, du moins certains de ceux que l’on y incluait, tentaient de réformer la littérature en y important ce que la nouveauté cinématographique avait pu enseigner de l’expression. Peut-être a-t-on commencé d’écrire que les semelles font du bruit et non que les hommes marchent dès lors qu’on a vue révélée dans l’image cinématographique une puissance efficace des choses qui n’était pas visible à ce point auparavant ; et peut-être ne s’agit-il pas de démontrer que tout notre mobilier nous aliène, mais simplement de rêver et de laisser rêver que les objets agissent. S’il s’agit de rêverie, c’est que nous n’avons pas à croire à cette action. Aussi bien ne sera-t-elle jamais évidente. Il est certain que la subjectivité de la matière — sa révélation comme sujet par l’image — porte moins à reconnaître un savoir qu’à susciter une rêverie. Peut-être faudrait-il parler plus justement d’une semi-action, d’un entre-deux, tout autre que l’activité ou la passivité, qui serait dans certains films le ressort du mouvement commun aux hommes et aux choses. Le plan d’existence qu’ils partagent n’est même plus celui d’une activité reconnue aux choses, ni celui d’une passivité attribuée aux hommes ; il s’en trouve plutôt à mi-chemin. On a dit que le cinéma nous délivre de l’intériorité, parce qu’il ne nous donne pas, à la différence du roman, les pensées d’un homme, mais sa conduite, son comportement, une manière d’exister, des gestes, des regards, des mimiques, dont le sens est immanent à leur visibilité : ce que nous montre un film, disait Merleau-Ponty, c’est que la colère, la honte, la haine, l’amour, ne sont pas des réalités intérieures accessibles au seul sujet qui les éprouve, des faits psychiques dissimulés au plus profond de la conscience d’autrui, mais des « styles de conduite », visibles du dehors, et qu’ils sont, par conséquent, sur ce visage, dans ces gestes, et non pas cachés derrière eux [2]. Or l’image cinématographique opère peut-être un autre mouvement, parallèle à cette réduction de l’intériorité : à leur tour, ce sont les objets qui peuvent être investis d’une physionomie et de secrètes mimiques, ou donner le pressentiment d’un sens immanent à leur apparition, surtout s’ils sont choisis, placés, filmés d’une certaine façon. Et même celui qui ne doit qu’au hasard d’être là laisse parfois penser qu’une telle signification encore inaperçue motive sa présence et constitue la source de l’aura discrète qui l’entoure dans l’image – alors que cette aura, en l’occurrence, n’est justement pas intentionnelle, mais provient des seules conditions de la mise en image. Tous semblent en mesure de lever notre regard et de recevoir une physionomie, bien plus mystérieuse toutefois que sur une silhouette humaine, puisqu’on ne va pas y lire aussi aisément la colère ou l’amour : tandis qu’elle retire aux hommes leur psychisme caché, on dirait que l’image introduit de l’énigme derrière les choses, une sorte de semi-intériorité, non psychologique, qui affole l’intentionnalité et la jette dans la rêverie, parce qu’elle ne peut adhérer à aucun sens, mais en éprouve tour à tour de multiples possibles. Et les hommes pourront également recevoir de l’image un pareil mystère. Il n’est pas si clair que les émotions soient toujours immédiatement reconnaissables. Certains visages paraîtront eux aussi doués d’une intériorité non psychique, éveillant la rêverie interrogative, et tel est par exemple celui de Delon dans Plein Soleil ; c’est pourquoi les catégories de la psychologie, ou les ressources de notre propre expérience intime, ne sont pas satisfaisantes si l’on veut le décrire. Donner à voir la matière, ou une silhouette d’homme, comme sujet énigmatique d’une semi-action, c’est en même temps délivrer le pressentiment d’un sens qui présiderait à cette semi-action. La rêverie contemple tout ce qui est propre à flamboyer dans l’étincelle de ce pressentiment. Elle entraînera par exemple à reformer une mythologie. Rêver à des forces immanentes aux éléments, est atteindre par une sorte de mémoire sublime aux mythes qui en ont déjà dit les agissements. Pente de l’esprit qui est d’autant plus rêverie que l’image n’indique rien d’une interprétation droite qu’il y aurait à obtenir de ce qui est vu en elle. Elle nous refuse la clarté de l’épopée antique, où l’on sait que la mer et le vent sont les armes de Poséidon acharné à rendre difficile le retour d’Ulysse. La recherche de figures divines cachées derrière l’efficience de la matière n’est qu’une des voies multiples où peut s’engager et vivre la rêverie, qui demeure et ne s’évanouit pas justement parce que le cinéma n’impose aucune réponse à son mouvement, parce qu’il ne la contraint pas d’adhérer à une signification inébranlable. * Dans Plein Soleil, le calme de la mer où règne la brûlure du soleil n’est pas un décor innocent de toute mythologie. Les Grecs l’avaient isolé dans leur langue ; ils appelaient cela galénè. Aucun vent ne souffle. La mer est d’huile. Une grande chaleur est sur les eaux. La lumière est aveuglante. Dans cette torpeur la navigation à voile n’est pas possible et l’esprit des hommes s’alourdit désagréablement. Il faut ramer, ou dormir. La galénè est tout cela en même temps. Les marins d’aujourd’hui parlent de ce phénomène en disant pétole — et non plus bonace comme le font encore les vieux livres et les dictionnaires. La belle expression de calme blanc révèle quelque élément d’épiphanie dans un tel instant. Certes les périls nautiques ne sont pas à craindre — pour l’instant. Mais ce peut être le moment d’une autre inquiétude. Trop de tranquillité doit bien cacher des puissances plus hostiles, et forcément le calme précède la tempête, qui va nous surprendre puisque l’absence de vent nous retient là, immobiles. Mais cette tempête ne sera-t-elle que maritime ? Une alarme naissante, sur cette mer lisse et silencieuse, se tourne vers tous les côtés de l’horizon. L’épouvante peut s’élever en face de ce néant. La blancheur dans le calme blanc semble annoncer un aveuglement, plus fort encore que celui que le soleil inflige déjà, peut-être une apocalypse, mais dont il reste à établir si elle sera salutaire ou épouvantable. C’est un passage qui est pressenti. Un navire dont la voile est le principal moyen de propulsion, retenu dans le calme, est à la merci de tout l’étrange qui peut arriver là ; selon le récit de Plutarque, la voix annonçant la mort du Grand Pan est descendue sur la mer en un moment où le vent était tombé [3]. Le calme blanc met les navires et les marins dans une situation d’attente pure. Or les mythes ont donné un objet à cette attente. La galénè est un moment de visitation. C’est alors que les sirènes surviennent dans L’Odyssée. Un peuple de marins connaissait les terribles insolations nautiques. On en redoutait la force de délire. On a vu bien des hommes à qui la chaleur a tapé sur la tête et l’extrême de ces coups frappés par le soleil est à l’origine d’une fêlure. Les sirènes sont à la fois ce que le délirant attend, entend, voit venir — et le délire même auquel il ne faut pas céder. Dépossession de soi dont le terme est la mort : les sirènes n’ont pas la douceur psychédélique des Lotophages ou le charme de Calypso amoureuse, elles sont vraiment homicides. Elles sont les démons qui peuplent le calme mortel de la mer. L’étymologie fait provenir le mot de sirène, seirèn, soit d’un vieux nom grec du soleil, Seir, soit de Sirius, l’astre le plus brillant de la constellation du Chien — l’étoile de la Canicule, nocive par son éclat parent de celui du soleil. Elles habitent un royaume sans vent où l’air étouffant dans la lumière désagrège la raison des hommes. La brise tombe soudain au moment d’approcher leur île. Il fait si chaud que coule sur ses doigts la cire dont Ulysse bouche les oreilles de ses marins. Le calme est absolu. Un démon a assoupi les flots [4]. La galénè est sur la mer et les sirènes procurent une forme à son péril. Elles hantent l’ardeur d’un moment qui a tous les caractères de midi. Le coup de soleil méridien est une approche de la mort. Il règne en mer un silence de mort lorsque le vent est nul et midi où la chaleur culmine a été représenté dans les mythes comme une heure redoutable, déjà sur la terre. La solennité de la position solaire inspire une terreur sacrée. La silhouette du monde est troublée par cette apocalypse d’où l’ombre a disparu. Une telle culmination provisoire consacre un passage, le plus pur et le plus effrayant. En ce moment où le trajet du soleil bascule, en ce moment le plus intense de la lumière, mais aussi le plus accablant de l’existence diurne, la vie est en contact avec son envers, la mort est singulièrement présente. Le desséchement et le désert sont alors sur le monde entier. Midi est l’heure où l’on sacrifie aux morts ; et d’après les Pythagoriciens ils se reconnaissent à leur absence d’ombre. C’est aussi l’heure où des êtres démoniaques, souvent des âmes mortes qui cherchent à nourrir leur vie de mortes, profitent de la torpeur et de l’assoupissement des vivants pour s’emparer d’eux et les attirer dans la mort à leur tour : version maritime de ces démons, les sirènes entassent auprès d’elles, sur leur île, des os de corps humains. La mer brûlante et déventée leur délivre des proies. Elles agissent dans le calme maximal, où l’existence est dure à soutenir, où l’on se laisse aller. La torpeur et son invitation au sommeil sont un piège. Ils exposent un homme à être subtilisé à soi-même, happé dans le fantasme, le délire ou la mort. Plein Soleil est le titre donné au film d’après quelques scènes méridiennes qui y sont fatidiques. Ripley (Alain Delon), abandonné dans le youyou du voilier, au ras de l’eau qui réverbère la lumière aveuglante, attrape une insolation démentielle ; quand il remonte à bord, à demi évanoui, son dos est d’une rougeur terrible. C’est comme une incubation du meurtre. Celui-ci a lieu lors d’une seconde navigation. A cet instant la mer est calme, sans être entièrement d’huile, il est vrai. Cependant la montre de Greenleaf (Maurice Ronet) indique l’heure précise de sa mort, et c’est midi. La relation mythique unissant sur la mer la plénitude solaire à la mort est respectée ; on peut bien dire ici que réellement il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Et non seulement l’heure, mais le lieu est accordé à la vieille légende des sirènes. La scène méditerranéenne de Plein Soleil n’est pas éloignée de ce qui passait dans l’antiquité pour leur séjour. Longtemps, leur nom resta lié à un petit archipel de roches et d’îlots situé entre la baie de Naples et le golfe de Salerne et d’Amalfi, Scopuli Sirenum [5], et l’un des lieux capitaux du film est Mongibello, village imaginaire de la côte amalfitaine. Patricia Highsmith, dans le roman dont Plein Soleil s’inspire, avait choisi ce nom qui est en italien une autre façon de désigner l’Etna — aussi bien n’est-on pas très loin ici d’un feu et de son éveil. Le voilier est à Mongibello et le crime survient sans doute un peu au large de ce site. Par ailleurs, les deux croisières ont pour destination Taormina, juste au sud du détroit de Messine, qui toutefois n’est jamais rejointe : or, les aventures d’Ulysse le conduisent juste après la rencontre du chant des sirènes vers Charybde et Scylla, très souvent reconnus dans ce passage qui sépare la Sicile de la péninsule. Le meurtrier lui-même est vraiment un homme de midi. Il est pour ainsi dire sans ombre. Ripley est remarquable par son absence d’identité. Il tue Greenleaf pour prendre sa place ; et il l’imite à merveille. Avant le crime il sait déjà contrefaire sa voix et dans l’anticipation du succès emprunte ses vêtements pour jouer. La première scène du film le montre écrivant et signant les cartes postales de Greenleaf — sous le regard consentant et amusé de celui-ci. Rien de propre ne s’oppose en Ripley à ce mimétisme spontané. Il n’a pas une plénitude identifiée qui résisterait au soleil pour laisser une ombre sur le sol. Il est une diaphanéité qui se remplit par l’identité de l’autre. Dénué d’ombre, il ressemble à ces morts qui recherchent dans le soleil une vie dont s’emparer parce qu’eux-mêmes ont perdu l’existence et ses déterminations. Les Pythagoriciens disaient aussi que les morts ne clignent pas de l’œil et la fixité du regard de Ripley n’est pas loin d’aboutir à cette performance [6]. Certes, un gros plan sur son œil le montre en train de cligner ; mais c’est en un moment où il est sur ses gardes, où justement il doit donner le change, car le banquier a sous les yeux un passeport au nom de Greenleaf et scrute son interlocuteur avant de lui remettre une grosse somme d’argent. Ripley ne résiste pas à la lumière ni à la chaleur de ses rayons : il est aussi bien de la cire fondue — la cire sur les doigts d’Ulysse. Tout s’imprime en lui facilement. Il est à l’image de cette pâte dont il fait usage pour reproduire le relief du sceau administratif sur le passeport de Greenleaf au moment d’y échanger les photographies. Le midi brûlant semble faire ce qu’il veut de ce personnage. Ses épaules rouges sous l’insolation désignent en lui une matière fusible. Il semble que son action ne soit nullement humaine ; à le voir nous n’avons aucun sentiment de familiarité. Cette étrangeté indique un secret qui n’est précisément pas une intériorité psychologique. C’est le zénith que dissimule son impassible visage-masque : non pas des réalités intérieures, la jalousie, le désir, mais des puissances inhumaines, la force des éléments qui devient presque visible à travers lui. Du roman policier au film de René Clément, le changement du titre révèle le trouble jeté sur la subjectivité primordiale : Plein Soleil au lieu de Mr. Ripley. C’est accomplir la puissance propre au cinéma, qui rend l’équivoque possible dans le partage de l’activité entre les hommes et les choses. Ce que fait Ripley provient de plus loin que lui-même. Il est la proie du soleil et son servant. Sa joie est aussi dans le soleil. Il savoure ce qu’il croit être la perfection de son forfait en s’allongeant sur un transat en pleine chaleur — et en demandant au bar qu’on lui serve le meilleur, ce qu’il y a de meilleur. Il se réchauffe dans la prodigalité de la puissance qui l’a subjugué. Le soleil est sur lui plus que sur tout autre ; par là, il s’apparente aux saints et aux anges de Fra Angelico, dont la tête s’entoure d’un cercle doré comme d’un soleil personnel. Les ors de Fra Angelico, sur qui Marge (Marie Laforêt) écrit un essai, contribuent à doter les images du film de leur éclat plastique. Mais la vocation de Ripley, sous le regard du soleil et non de Dieu, est évidemment tout autre. * Cette vocation méridienne met en jeu l’origine du crime, et la question sera : qui est le meurtrier véritable, si Ripley obéit à ce que lui dictent les forces de la mer étale alliée avec le soleil, s’il n’est que le bras du midi assassin ? Mais il y a mieux à demander. Précisément, ces forces sont-elles unanimes ? Parce qu’il s’agit d’éléments muets, l’interrogation la plus intéressante consiste peut-être à mettre à l’épreuve ce qui apparaît d’abord comme une simple et fatale harmonie. N’y a-t-il pas à démêler ce qui, de la mer, du soleil ou de leur alliance détient la part la plus grande ? Le rôle du voilier vaut aussi d’être élucidé, puisque ce bel objet est en relation directe avec les éléments incriminés. La décisive contribution de son hélice au dénouement de l’affaire ne suffit peut-être pas à l’innocenter de toute relation aux forces de midi sur la mer. Juste après le crime, le vent se lève avec une très grande soudaineté. N’est-ce pas la mer qui désarçonne Ripley parce qu’elle revient lutter contre le soleil qui l’avait écrasée sous ses rayons ? Un tel bouleversement dans l’état de la mer ne peut être anodin et le moment a quelque chose d’odysséen. Les éléments semblent répondre à l’action du personnage. Mais de quelle manière ? Cette bourrasque est-elle un salut ou une mise en garde ? Est-ce une colère ou une jubilation de la mer ? Le voilier se cabre dans le vent. Ripley le maîtrise à grand-peine. La brise proteste-t-elle contre les incitations homicides du calme blanc, et contre leur succès ? La tourmente apparaît ambiguë comme l’orage qui accompagne l’annonce faite à Macbeth qu’il sera roi. Le tonnerre est éclatant, bruyant, solennel ainsi qu’une puissance qui va couvrir le monde. Mais il est présage aussi d’une royauté mauvaise et destinée à finir atrocement. La brise de mer dans Plein soleil ne se laisse pas aisément interpréter. Ripley y semble désemparé ; cependant le voilier bondit et projette l’écume comme un grand animal libéré. Le soleil est-il le maître, et le vent l’adversaire du maître et de son homme de main ? Mais sans doute n’y a-t-il pas lieu d’opposer ces forces, mer, soleil, vent. Le voilier semble plutôt saluer l’acte de Ripley par une joie trop puissante pour celui-ci et il la manifeste dans la force reconquise de sa voilure. Car ce qui trahit l’assassin est justement tout l’inverse de la voilure, c’est l’hélice du moteur auxiliaire, dissimulée sous la coque. Elle appartient à la face obscure du bateau, à la face invisible, sous-marine, et elle contredit dans le voilier même sa nature vélique. On peut croire que le vent et les voiles ne sont nullement hostiles au crime si la révélation de celui-ci et sa vengeance sont précisément l’œuvre de ce qui est à leurs antipodes. Se fendre en deux est une puissance propre au navire dans l’image cinématographique, remarque Deleuze [7]. C’est le voilier qui devient le théâtre d’une lutte. Dans Plein Soleil, une face visible, lumineuse, vélique, paraît s’opposer à la face opaque située sous la ligne de flottaison, dépositaire du secret de l’intrigue en même temps que de la propulsion motorisée. Les œuvres vives sont cette partie cachée de la carène et si elles reçoivent un nom aussi flatteur, sans doute est-ce parce qu’elles sont toujours en contact avec l’eau, parce que ce sont elles qui glissent sur la mer et qu’ainsi le navire avance grâce à elles, et plus ou moins vivement selon leur dessin ; sans doute aussi parce que leur vie sauve le navire qui coulerait par leur délabrement, parce qu’elles ont rapport à la vie aquatique qui règne sous la surface — la vie des œuvres vives est aussi celle des algues et des coquillages qui s’y installent — et peut-être, enfin, parce qu’à ce qu’on ne voit pas il est loisible de prêter une action mystérieuse, une vie menaçante par en dessous. Poser l’existence d’une vie n’est pas nécessairement rassurant. Une vie qu’il n’a pas devinée ici a déjoué le travail de mort effectué par Ripley. Ce côté du navire semble l’avoir trahi malgré l’acclamation des hautes voiles dans le vent. Les œuvres vives ont vengé le vivant que l’on a tué, l’invisible a gardé sous la mer la mémoire du crime. Quant à la face visible, blanche, radieuse, gracieuse, elle représente une figure idéale de voilier. Dans le dessin des œuvres mortes, qui forment la partie émergée de la coque, les élancements sont très grands — ainsi nomme-t-on ce qui étire en pointe une proue et une poupe. De nos jours les étraves tendent au contraire à être orthogonales à la mer ; ce sont des lames, non des pointes. Et même lorsque le film est réalisé, en 1959, tant d’élancements sont déjà la marque d’une élégance un peu surannée dans le domaine nautique. Aussi bien ce bateau incarne-t-il le fait que tout voilier est une chose du passé. Le déclin de la voile, supplantée par la mécanique, la précipite dans l’archaïque. Il la restitue à l’immémorial sur le fond duquel elle surgit — car la propulsion par le vent est immémoriale, son origine se perd dans le plus lointain passé. Les souffles qui passent sur la terre depuis un temps d’avant les hommes lui suffisent et elle remet l’usage du temps aux mains des éléments. Au contraire, le moteur et l’hélice procurent une maîtrise de la vitesse et du moment présent ; il n’est plus besoin d’attendre que le vent soit favorable pour partir. C’est la docilité même du voilier que l’on reconnaît en Ripley au milieu des éléments. Juste après le coup porté à Greenleaf passe un grand voilier, un trois-mâts sur lequel l’image demeure un peu. Ce navire encore plus archaïque est un témoin lointain du crime. Que signifie qu’on l’observe, qu’on l’admire, qu’il soit là en un si crucial instant ? N’est-il pas une chose complice qui salue comme le vent l’acte de Ripley ? Les voiliers semblent ici alliés de la mer sauvage et du meurtrier brûlé par le soleil à la surface des eaux. La silhouette de Marge, si effilée, le rend semblable au poignard. Ces belles œuvres mortes ne portent pas mal leur nom. La face visible, lumineuse, est ici la plus sombre, la plus noire ; la face opaque, cachée sous l’eau, est la justicière, celle qui fera la lumière sur la vérité du forfait. Le dernier plan du film s’attarde sur un vieux bateau qui hisse sa voile aurique dans la lumière d’un jour éclatant et peu venté. Ripley vient d’être arrêté. Cette voile qui monte, il semble qu’elle rende les honneurs au sacrifié qui a été l’allié docile des éléments. Sa carrière est finie, mais les voiliers partent encore, le vent continue de souffler, le soleil de briller ; comme les sirènes, ils trouveront toujours de nouveaux marins consentants à leur charme périlleux et ce n’est pas un motif de chagrin pour eux si doit être perdu l’avatar humain requis à leur service. L’affinité secrète de Ripley avec les voiliers est inséparable de celle qui le relie dans le meurtre même à une nature sauvage, un wilderness, dont le vent, la mer, le soleil sont les forces diverses mais réunies. Le vent semble libéré par le crime : le sacrifice contribue à la puissance de l’élément à qui l’on fait offrande. Ripley, en un sens, s’apprêtait à nourrir les eaux en y engloutissant le cadavre. Le soleil incite au meurtre celui dont il s’empare, cet homme sans identité, peut-être déjà mort : tu auras sur la terre la place de celui que tu nous donnes, à moi et à la mer. La voracité de la mer a été un thème d’effroi et de littérature [8]. Elle attire les marins et ne les rend pas à tout moment ; les naufragés sont une offrande qu’elle prélève elle-même et Ripley est au service de cette faim démesurée. Ce qui le fait échouer, c’est l’hélice, trace humaine cachée dans l’invisible de la carène. L’instrument de la motorisation se soumet le wilderness et son servant. Une part de l’homme laissée parmi la matière lutte dans cette matière même contre les éléments naturels. Dans le voilier, produit de la main humaine, s’affrontent une part solaire, sauvage, qui fait chanter le vent dans le gréement, et une part technicienne, œuvre et flatterie des puissances de l’homme, qui prétend désormais se déplacer sur la mer sans se soucier des forces éoliennes, les honorer, leur sacrifier ; part technicienne, part terrestre aussi, qui ramène le mort sur le sol ferme et retire à la mer celui qu’on lui avait jeté. * Mais si, tant qu’il demeure vélique, le voilier n’est pas ennemi de Ripley, d’où vient la maladresse de celui-ci sur le pont, sa difficulté à manœuvrer ? Sa conduite est remarquablement ambiguë. Il avoue pendant la croisière avec Greenleaf et Marge une ignorance totale des choses de la mer. La lenteur et l’exécution hasardeuse frappent dans les manœuvres qui lui sont ordonnées. Il dit qu’il a une peur énorme de l’eau ; même, il le crie au moment où il lui est demandé de descendre dans le youyou. Toutefois, dès que Greenleaf a le dos tourné, il est manifestement plus à l’aise. Il provoque un empannage violent qu’il a beau jeu de mettre au compte de son inexpérience ; il sait très bien ce qu’il fait en donnant ce brusque coup de barre. Une fois seul sur le bateau, après avoir repoussé l’autre à la mer, il prend les choses en main. Une certaine inhabileté demeure. Mais le vent est fort et sa maladresse est alors la maladresse en lutte avec laquelle tout marin, même d’expérience, doit composer sur une mer formée. Il tombe à l’eau ; pourtant il remonte et il ramène seul ce voilier d’une taille imposante à bon port. C’est beaucoup pour quelqu’un qui n’a jamais navigué et fait profession de manquer de ce savoir-faire. Son attitude mixte, inhabile et confiante dans le même moment, contribue à l’étrangeté du personnage, surtout qu’il ne semble aucunement que ses maladresses soient le jeu d’une compétence qui attend de se découvrir. Peut-être n’est-il pas nécessaire de dire que Ripley a dissimulé un grand savoir nautique, si justement il entretient une relation singulière à la mer. Ce ne serait d’ailleurs pas moins embarrassant de le faire, parce que rien n’autorise non plus à dire de lui qu’il est un bon marin. Cette maladresse que l’on voit conquérir soudainement une assurance donne plutôt le sentiment qu’une très ancienne mémoire se ravive dans l’instant d’agir — cependant que le voilier est sans doute plus docile dès lors qu’il sait reconnaître sur lui l’homme de la mer. L’absente fixité du visage de Delon incite à le voir saisi par un immémorial qui guide ses gestes, comme s’il retrouvait une familiarité qu’il a toujours eue mais n’a jamais exercée. Le mystère de Ripley est en effet celui de son passé. Il arrive de nulle part. Il dit qu’il est mandaté par le père de Greenleaf mais il est difficile d’y croire. L’une des puissances de Plein Soleil, l’un des traits qui le distinguent du roman de Patricia Highsmith, c’est que tout ce qui précède le début du film demeure prodigieusement obscur. L’évidence d’un passé humain y est retirée au protagoniste en même temps que le titre substitue à son nom l’ardeur du soleil sur la mer. Dans La Dame de Shanghaï, c’est le marin joué par OrsonWelles qui en montant sur le bateau se trouvait embarqué dans un passé d’horreur ; et ni lui ni les spectateurs ne le comprendront jamais en intégralité. Ici, celui qui vient amène avec lui une sorte d’antériorité opaque et redoutable. Il se fait passer pour un ami d’enfance de Greenleaf ; celui-ci accepte et encourage ce jeu mais ils savent très bien tous les deux qu’ils ne se sont jamais vus de leur vie. Une telle fraternisation immédiate rappelle celle des marins qui paraissent souvent aux yeux du monde des amis de longue date alors même qu’ils viennent de faire connaissance en mer. Sans identité, Ripley s’est inventé ce passé. Mais il semble n’en avoir nul autre sur la terre, on dirait vraiment qu’il surgit de la mer, que la mer est sa seule vie antérieure, et qu’il n’en sort qu’à peu près au moment où le film commence. Sa familiarité avec l’immémorial des voiliers, leur passéité intrinsèque, repose sur ce rapport plus profond à la mer elle-même comme passé. Le coup de soleil ne suffit pas à déchaîner en lui une folie meurtrière, sur-le-champ ; il active une prédisposition qui vient de très loin. Plusieurs signes et plusieurs gestes révèlent des liens particuliers entre lui et la mer. Les dauphins apparaissent tandis qu’il est seul sur le pont, comme s’ils venaient le saluer. Plus tard, la scène où il déambule parmi les étals du marché intrigue par tous les regards qu’il consacre aux poissons. Il les observe sans émotion mais de façon insistante, comme lorsqu’on essaie de retrouver un souvenir en fixant l’objet qui nous dit vaguement quelque chose, comme lorsqu’on est retenu sans parvenir à la clarté d’une reconnaissance. Peut-être même a-t-il quelque notion de ce souvenir. Des exilés qui se rencontrent dans le lieu de l’exil ne témoignent pas forcément d’une franche amitié publique. Ils contiennent en se regardant leur connivence car il n’y a pas lieu de se trahir au pays hostile. Assez longuement, Ripley considère une tête de poisson mort sur le pavé — et lui-même, que fait-il sinon rendre à la mer, en le tuant, un individu de la race des pêcheurs-et-mangeurs-de-poisson ? La balance qui s’intercale entre ces images de poissons à vendre n’est peut-être pas le rappel de la police des hommes en train de le poursuivre, ni l’indice précurseur du châtiment qui s’abattra sur lui à la fin, mais le signe d’une justice que lui a pour mission de rendre envers la mer. Il scrute aussi des raies ; de célèbres et saisissants gros plans montrent l’esquisse de visage qu’il y a en ces poissons plats. Aristophane, dans son discours du Banquet de Platon, disait que nous sommes l’une des deux parties d’un être originaire qui a été divisé par les dieux. Et cette moitié d’être, il la comparait à une sorte de poissons plats, soles, plies, barbues ou carrelets — manifestement, eux aussi résultent d’une section originaire. Ils sont un signe de reconnaissance pour une moitié perdue. Or ils exercent sur Ripley une fascination qui provient peut-être d’un ressouvenir. La réminiscence de la mer comme de son passé propre semble singulièrement le frapper à cet instant ; alors il paraît vraiment être l’agent des eaux. Le visage des raies n’est plutôt qu’une tension vers un visage. C’est une plainte, une supplication, des yeux purs qui cherchent en pleurant la tête habitable, comme dit René Char dans Le Marteau sans maître. Leur parenté avec Ripley est nette à cet égard. Lui aussi est sans visage propre. Être de la mer, il accomplit en mimant un visage terrestre — et en tuant son premier détenteur — le désir de ce qui veut avoir une forme. On a cru que les sirènes étaient justement des âmes mortes qui se cherchaient un visage à reprendre et piégeaient les marins pour dérober leurs traits. La mer est le domaine de l’eau informe ; c’est la visibilité de sa forme que l’englouti perd en elle. Il y a là matière à un désir. Ripley, agissant dans l’assentiment de la mer et même dans son commandement, incarne la jalousie de ses forces et de son peuple englouti envers les formes et la voracité qu’elles vouent à leur capture. En se substituant à Greenleaf, Ripley conquiert une splendeur de formes, celle que tout le film donne à voir, par son attention aux détails, son esthétisme impérieux jusqu’à l’infime. Surgi de la mer, n’ayant nul passé, nulle identité sur le sol ferme, on peut bien dire de Ripley qu’il est comme un Atlante. Il prétend venir de San Francisco où vit le père de Greenleaf — au-delà des colonnes d'Hercule. En disant venir de si loin hors de la Méditerranée, Ripley n’est peut-être pas mensonger. Roger Caillois rapporte une notation d’un géographe de l’Antiquité, Pomponius Mela, d’après laquelle les Atlantes détestent le lever et le coucher du soleil : comme s’ils étaient un peuple de midi, un peuple de la mer et de l’heure où l’ombre est la plus courte [9]. Il est permis de rêver que Ripley provient de ce territoire submergé, lieu englouti de l’homme sans forme et sans identité — lui que la mer et le soleil ont élu, lui que les dauphins saluent et qui accorde aux raies suppliantes de plus longs regards que tout homme. Cet Atlante, Ripley, est joué par Alain Delon. Deleuze remarquait que Delon a une « violence statique » qui convient très bien à Losey [10]. Une telle violence n’est pas moins adéquate ici. Il y a une allure implacable de celui qui est sans traits propres, une force répugnante de la tête de cire. Chez Losey, le style d’Alain Delon s’accorde à ce que Deleuze appelle naturalisme : ce qui passe dans cette violence statique, c’est une nature, un monde originaire. Des pulsions traversent les personnages et proviennent de ce monde primitif. René Clément, qui a réalisé un film d’après Emile Zola, n’était sans doute pas étranger à tout naturalisme. L’Atlantide pour monde originaire, la visibilité d’une pulsion provoquée par l’élémentaire, une certaine animalité aquatique de Ripley, tout cela pourrait relier Plein Soleil à une telle pensée. Mais il n’y a pas ici la dégradation qu’introduit sans recours le monde primitif dans un milieu humain. Le temps du naturalisme est comme enroulé au sein du monde originaire ; tout y est déjà réglé, le destin est inexpiable. Dans Plein Soleil la nécessité n’est pas si forte. Le dénouement ne survient pas au terme d’un devenir de la pulsion. Ce n’est ni un temps continu, ni un temps nécessaire, ni un temps qui dégrade. Le destin est plutôt ce mode ambigu dans lequel se déroule l’histoire, semi-action de Ripley à travers qui les éléments ont une efficience, semi-action des choses dont on pressent qu’elles utilisent Ripley, sans qu’on puisse toutefois le reconnaître absolument. Il est cet échappement du personnage à soi-même, qui en fait l’instrument de forces élémentaires et le jouet de la lutte entre ces forces et d’autres — de même que le sort des héros d’Homère est suspendu à l’évolution des luttes d’influence entre les dieux. Le destin de Ripley résulte de l’affrontement dont le bateau est le lieu et la frontière, objet qui libère les éléments dans sa part vélique, mais recèle aussi l’insoumission humaine dans la motorisation. Aucune entropie n’est visible ici : le coup de théâtre n’achève pas une dilution, il révèle au contraire la persistance des forces concurrentes, derrière l’histoire du film. On n’observe pas cette substance épaisse d’une durée qui va vers une décomposition toujours plus grande. Le temps est l’immémorial de la mer et du soleil, le temps mythique de l’Atlantide, au-delà de toute mémoire. Ce serait presque le monde originaire qui irait en se dégradant, puisque l’hélice déjoue la sauvagerie de midi et voit son règne progresser, accentuant le déclin de la voile qui s’enfonce encore plus dans le passé de la mer. Avec la force primitive de la mer et du soleil, peut-être le domaine même du mythe que le film ravive est-il comme frappé d’ironie, contraint de reculer : l’archaïque pouvoir du zénith marin raillé par un nœud dans une hélice. L’originaire ne gagne pas une faculté de dégradation, il est repoussé dans le temps primitif dont il provient ; et d’autant plus immémorial, d’autant plus mythique, à mesure qu’il s’éloigne la rêverie devient de plus en plus le seul moyen de le rejoindre. — Par ailleurs, Plein Soleil est aussi un film policier. Notes [1]. Gilles Deleuze, L’Image-Temps, Paris, Minuit, 1985, p. 82. [2]. Merleau-Ponty, « Le cinéma et la nouvelle psychologie », dans Sens et non-sens, Paris, Nagel, 1948, p. 94, 104. [3]. Cf. l’étude de Roger Caillois, Les Démons de Midi, Paris, Fata Morgana, 1991. (Il s’agit de la réédition d’un texte bien plus ancien, datant des années 1930.) L’information mythologique de cet article doit beaucoup à ce beau livre. Cf. aussi Hans Blumenberg, Le Souci traverse le fleuve, traduction française Olivier Mannoni, Paris, L’Arche, 1990, pp. 29-47. [4]. Odyssée, XII, v. 169. [5]. Cf. Victor Bérard, Les Navigations d’Ulysse, IV, Paris, Armand Colin, 1971, p. 375 et s. [6]. Cf. Caillois, op. cit., p. 29. [7]. L’Image-Temps, p. 98 et s. [8]. Cf. H. Blumenberg, op. cit., p. 37. [9]. Caillois, op. cit., p. 28. Ce passage se trouve au début de la Chorographia de Pomponius Mela (I, 8) ; il faut reconnaître que celui-ci interprète différemment cette répugnance des Atlantes pour le levant et le couchant. [10]. L’Image-Mouvement, Paris, Minuit, 1983, p. 193. |
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