La Renaissance, la culture et l'internet
texte publié dans le quotidien Sud-Ouest, mai 2016 La Renaissance des XVe et XVIe siècles mêle inextricablement des avancées techniques et des bouleversements intellectuels. Les effets de l’imprimerie se propagent en chaîne. Les clercs sont dépossédés de l’exclusivité du savoir. Les bibliothèques privées se multiplient. La liberté individuelle et l’exercice de l’esprit critique deviennent des aspirations de plus en plus communes. On redécouvre l’antiquité grecque et latine comme un âge d’or sur lequel l’humanité doit prendre exemple pour se perfectionner. Une idée de la culture se fait jour, qui est encore la nôtre. Elle réunit deux aspects : la préservation respectueuse de ce qui a été accompli avant nous, et le plein épanouissement de l’individu. Dans la figure de l’homme cultivé, la connaissance des œuvres et des événements du passé est inséparable du développement de ses propres facultés de jugement et d’expression. La culture est un savoir à la fois maîtrisé et ouvert. Elle se distingue de l’érudition, recherche d’exhaustivité à laquelle on se sacrifie corps et âme, et du pédantisme, qui corrige mais ne crée pas. Montaigne est par excellence l’auteur de la Renaissance. Le paradoxe de cet homme qui dit préférer les têtes bien faites aux têtes bien pleines, mais qui cite sans cesse, reflète la tension dynamique de la culture humaniste. Il navigue dans sa bibliothèque privée, entremêlant sa vie à la lecture des auteurs antiques, chez qui il puise à l’infini des anecdotes, des exemples, des sentences. « Je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pièces décousues. » Flânerie intellectuelle rendue possible par l’imprimerie, qui a fait entrer les livres dans l’intimité des foyers. Les ouvrages anciens ne sont pas sa seule source. Il a voyagé, il a écouté. Son écriture exprime le doute, la transition, la variété, dans une époque de grande métamorphose. Il y a aussi la découverte de l’Amérique, et cette nouvelle image de l’univers où la Terre n’est plus au centre, et encore ces terribles guerres de religion, conséquence indirecte de l’invention de l’imprimerie, qui a changé le rapport à la Bible. Il est difficile d’extraire des Essais des vérités définitives. L’effort de Montaigne est tout d’équilibre ; son style, inouï, musical, qui séduit et qui frappe, est sa conquête la plus évidente, la plus implacable. Sa manière est nouvelle, comme le monde qui l’entoure. L’apparition de l’internet justifie-t-elle un parallèle avec la « Renaissance » ? Cette technologie exauce – bien au-delà des espérances que l’on avait pu raisonnablement former pendant des siècles – notre désir de retrouver les choses du passé que nous estimons riches d’inspirations ou d’enseignements. Elle a redonné vie à des archives illimitées, de tous les temps et de tous les genres, clôturant l’âge sombre des grands monopoles télévisuels qui déployaient l’hégémonie d’un présent vide. Elle a décuplé la faculté de s’exprimer ; les sons et les images sont devenus des signes manipulables par tous. Le parallèle vaut aussi du point de vue de l’incertitude. Il est difficile d’imaginer, par exemple, que notre morale ne ressorte pas changée en profondeur de cette époque où l’oubli se raréfie, où l’exhibition de soi, devenue la norme, ne peut plus être blâmée comme telle, où les consciences mises à nu se livrent à d’éprouvantes guerres civiles virtuelles. Cela a déjà commencé ; cela déjouera les prophéties et les planifications. Nous ne maîtrisons pas tout ce qui est train de se passer ; souvent nous ne le percevons même pas. La mutation est tellement globale que beaucoup de ses aspects sont insensibles. Nous sommes comme les équipages des bateaux dans une écluse, qui s’élèvent tous en même temps et se rendent compte avec retard que le niveau de l’eau a monté. |