La réforme de l'opéra de Pékin
récit éditions Rivages, parution le 4 septembre 2013 Prix Décembre extrait [...] Il y a deux mois, j’ai entendu quelqu’un siffloter dans la rue un air de Shajiabang. J’étais près du petit pont de Yinding ; quand je peux me promener, c’est presque toujours là, au bord du lac, que mes pas me conduisent. J’ai tressailli ; j’ai pensé que je me trompais ; puis j’ai cru que le gâtisme ou la folie commençaient à s’emparer de moi. Comme pour me faire douter de mes sens et de mon esprit, la mélodie a disparu très vite, au moment où j’allais chercher d’où elle venait. Autour de moi, je n’ai vu que des jeunes gens ou des étrangers qui prenaient des photographies ; où auraient-ils appris cela ? Quelques jours plus tard, c’est un air du Fanal rouge qui m’a fait dresser l’oreille. Cette fois, aucun doute n’était possible ; le sifflement était pur et sonore. Le vieil oiselier l’entonnait machinalement en changeant la disposition des cages devant sa boutique. J’ai ralenti, j’ai fait semblant de m’intéresser à sa marchandise. Il me voyait souvent passer là sans jamais lui prêter attention ; il a dû sentir que je l’observais, il s’est arrêté très vite, et j’ai repris mon chemin. Nos regards se sont croisés sans rien exprimer, mais avec – j’en suis sûr – une intensité secrète. Ni lui ni moi ne voulions engager la conversation. Ces deux événements m’ont plongé dans des réflexions profondes. Il y avait des années que je n’avais plus entendu le moindre morceau des « opéras modèles » ; il m’a paru extraordinaire que deux personnes fredonnent cela dans la rue à quelques jours d’intervalle. Le printemps était tout juste revenu, tardif et somptueux ; les arbres étaient en fleur. Depuis des semaines je n’étais plus sorti. Etait-il arrivé quelque chose tandis que je restais cloîtré ? Le fond de l’air avait-il changé ? Une nouvelle ligne était-elle en train de se dessiner ? Au sein du Comité central, d’âpres luttes invisibles avaient peut-être eu lieu dont le retour de ces mélodies aurait été l’indice lointain, à peine perceptible. Dans des faits anodins j’ai été habitué à voir des signaux avant-coureurs aussi sûrs que le vol d’un oiseau annonçant – pour qui sait le lire – le passage du calme à la tempête au bout de quelques heures. Notre pays est un immense navire ; trois mots murmurés sur la passerelle décident un changement de cap ; la manœuvre, majestueuse et insensible, s’étend sur plusieurs kilomètres ; souvent les passagers ne s’en apercevront que bien après qu’elle sera finie. Etait-ce un de ces moments-là ? Je suis rentré chez moi le cœur léger, léger comme il ne l’avait pas été depuis longtemps. Ensuite mes pensées sont devenues plus sombres. Je me suis demandé si l’on avait cherché à me rendre fou d’espoir, ou de nostalgie. Autrefois l’on entendait tout le temps les « opéras modèles », au théâtre, à la radio, dans les rues où les haut-parleurs les diffusaient largement. Chacun en connaissait par cœur des passages entiers ; et moi, plus que quiconque. La puissance du choc qui m’a transporté dans le temps m’a fortement ébranlé. A-t-on pensé que ma mort serait plus douce ou plus cruelle, si je basculais dans la démence de croire que le passé allait revenir ? [...] |