La nuit juste avant la fin du monde
sur Michelangelo Antonioni publié dans Trafic, n° 60, hiver 2006 L’autre côté Giovanni Pontano, dans La Notte, est joué par Marcello Mastroianni. Tout film où celui-ci apparaît n’est pas voué à nous rappeler, même de manière irréfléchie, La Dolce Vita, bien qu’un phénomène propre au cinéma soit d’incliner la vision d’un film à se troubler de relations voyageuses qui attachent celui-ci, malgré toute volonté, à ce qui n’a réellement aucun rapport avec lui. Le retour des acteurs en est l’une des causes les plus certaines ; il y en a bien d’autres, moins évidentes, comme les similitudes parfois très fortes entre les musiques composées par Nino Rota pour différents réalisateurs. Dans La Notte, cependant, l’idée d’une relation à La Dolce Vita n’est pas anodine et n’égare pas la compréhension. Elle n’est pas motivée par le retour accidentel de l’acteur, mais par les traits de son personnage, qui ont pu justifier, par conséquent, le caractère essentiel d’un tel retour. Un des liens frappants entre Marcello et Giovanni Pontano, peut-être est-ce le livre, le livre que le premier veut écrire, porte en lui au long de La Dolce Vita comme un souci parmi la dispersion, jusqu’à la fin qui laisse craindre à son renoncement, quoique Marcello, si terrible semble alors cette dernière vie, puisse encore être Pétrone dans quelques moments d’insomnie où il ne se vendrait pas ; et le livre que le second, tout au contraire, vient de publier au début de La Notte, et dont on voit chez l’éditeur Bompiani le lancement, mondain et décuplé par une force d’industrie, avec la photographie de Pontano multipliée mécaniquement sur les murs et les milliers d’exemplaires de l’ouvrage. Aussi, lorsque La Notte commence, nous sommes pour ainsi dire de l’autre côté de La Dolce Vita. C’est le même acteur, et l’on dirait le même homme changé par son passage à travers un miroir, sinon l’une de ces vitres sur lesquelles Antonioni attire l’attention dès les scènes du générique où l’image descend lentement le flanc d’un immeuble. Giovanni n’est pas le double de Marcello, il n’est ni son jumeau ni son inverse, il est un Marcello passé de l’autre côté de quelque chose et se retrouvant avec ce livre dans les mains, comme s’il avait aussi accompli une sorte d’avancée dans le temps — l’autre côté, c’est là où se trouve ce que Marcello ne cessait d’attendre et de reporter. Pourtant, cette avancée ne peut nullement se mesurer par une chronologie, elle a plutôt la forme d’un pas déposé dans l’avenir, d’un décrochage, peut-être infime, mais dont les conséquences ontologiques sont très grandes. D’autres signes plus évidents d’une parenté entre les deux films, d’autres symétries imprécises apparaissent. Il y a la figure de l’intellectuel ami, mais intimidant, tutélaire, et sur le point de mourir, Steiner (Alain Cuny) dans La Dolce Vita, Tommaso (Bernard Wicki) dans La Notte. Il y a les fugues en voiture de sport, la nuit, de Marcello avec Sylvia (Anita Ekberg), de Lidia (Jeanne Moreau) avec Roberto (Giorgio Negro), aventures courtes qui, en vérité, n’en sont pas, où l’on se porte au bord de la séduction sans l’accomplir. Elles ont lieu en marge de scènes de fête dont le décor est à chaque fois un univers de grande vie, mondaine, rutilante, où il est donné à Marcello et Giovanni d’entrer tout en n’y étant que de passage, œil l’un et l’autre observant les possibilités spectaculaires d’une telle faculté de dépense. Or, entre les deux cinéastes, entre les deux films, les caractères de l’univers somptuaire et le sentiment qu’il produit ne sont pas identiques. Mais on ne saurait parler d’opposition comme si les seigneurs faisaient contraste avec les serfs, ou les patriciens avec les plébéiens ; ce sont, plutôt, deux « côtés » divergents du luxe. Chez Fellini, il y a une fonction simplement esthétique de la décadence qui frappe l’immémoriale aristocratie romaine, cette décadence, avec tout ce qui l’accompagne, richesse, vanité, oisiveté, est, en un sens, précieuse, puisqu’elle est un départ, un appareillage, un franchissement de la ligne d’horizon, l’entrée dans une mondanité pure, inoffensive, déliée de tout sérieux, musicale et cosmique, vivant dans la compagnie de ses fantômes, et y formant un cercle de joyeux abîme où porter au plus haut l’intensité ambiguë des fêtes. Dans La Notte, on rencontre une grande bourgeoisie industrielle, une richesse qui n’est plus reliée à un passé, mais tournée vers un avenir, également cosmique : le milliardaire Gherardini s’affirme démiurge et fondateur, il prétend laisser derrière lui un grand ouvrage qui dure et volontiers se compare à un artiste. La cosmicité spectaculaire dont sa fortune est l’occasion se manifeste à travers une image esthétique ultra-moderne. Sa demeure est gigantesque, et son immensité à elle seule semble témoigner d’une extension de la géométrie, du verre, de l’acier, à la mesure du monde. Et dans cette maison, lorsque Pontano, derrière une grande vitre d’abord imperceptible jusqu’à l’apparition de son reflet sur elle, observe Valentina (Monica Vitti) jouant seule au palet sans le voir encore, l’image se trouve peut-être de l’autre côté de celle qui représente, dans La Dolce Vita, la conversation aveugle de Marcello et Magdalena (Anouk Aimée) cachés l’un à l’autre dans le labyrinthe de vieilles pierres. Les contrastes entre les deux films sont multiples, et même s’ils n’ont pas à chaque fois cette étrangeté qui induit à rêver de l’« autre côté », ils contribuent à sa reconnaissance. L’un des plus apparents est géographique.La Notte a lieu à Milan, capitale de l’Italie industrielle, d’une Italie qui parfois s’exalte, en affirmant sa distance avec ce qui lui semble l’arriération du sud, d’être à la pointe du temps. Mais La Dolce Vita est à Rome, et Rome, c’est la ville de la présence des siècles et du jeu sur cette présence (chez Fellini, le passé n’est pas sérieux, il est musicalisé, même le passé du fascisme), c’est la ville dont les fêtes, comme celle où danse et sème la danse l’histrion Frankie Stout (Alan Dijon), grimé à l’antique pour le péplum à venir, ont lieu dans des caves où semble encore brûler la torche des dieux souterrains ; c’est la cité dont les origines se ravivent dans les faubourgs dès que les chiens y hurlent comme des loups en meute, tandis qu’Anita Ekberg, hurlant avec eux, redevient la louve primitive dont les seins pouvaient nourrir à la fois Remus et Romulus. Cette symétrie ne doit pas entraîner à résumer la confrontation de Fellini et d’Antonioni par celle de l’ancien et du nouveau, de l’archaïque et du moderne. Le contraste de Rome et de Milan est manifeste, mais il est superficiel au regard de celui plus secret qui le fonde et qu’il invite à rechercher. Ce qui est exprimé par Fellini n’est pas du tout une nostalgie du passé, c’est bien plutôt la contemplation mélancolique d’un sentiment de passé, d’une « passéité », si l’on autorise l’emploi de ce mot pour marquer qu’on ne saurait parler d’un passé dans La Dolce Vita, où jamais il n’y a de flash-back, où il n’y a pas non plus la mention d’un temps d’avant, temps de jadis ou de naguère, qui précéderait ce qui nous est raconté et serait à sa source. L’image d’Antonioni, de même, mais à l’inverse, laisse percevoir en elle quelque chose qui mériterait peut-être de s’appeler « futurité », en entendant par là une qualité de futur indéterminé. Cette qualité de futur blanc, énigmatique, sans figure, se ressent dès le commencement de La Notte, dans ce lent travelling vertical, descendant au long du bâtiment de verre, croisant une terrasse où sont fixés des rails, mais dépourvus du moindre wagonnet, et loin de toute présence humaine, vision sans œil, pur mouvement technique et tout à la fois mystérieux, car il ne laisse pas apercevoir le support qui le guide. Perception technique dans un univers technique, vision issue d’un corps inouï, d’un corps métallique ou lui-même de verre, parvenu à une telle perfection qu’à l’égal de nos yeux d’hommes il voit sans se laisser voir comme chose qui voit, sans non plus laisser voir quel corps est autour de lui si jamais cette perfection n’est pas allée jusqu’à éliminer la nécessité d’un corps. La musique que l’on entend alors contribue à cette impression d’une science-fiction non spectaculaire. C’est une musique d’avant-garde, composée par Gaslini. Elle est au plus loin des mélodies que La Dolce Vita doit à Nino Rota. Mais le contraste ne peut, là non plus, être seulement celui d’une musique moderne et d’une musique plus archaïque. Cette opposition peut bien être celle des techniques mises en œuvre, qui appartiennent à une chronologie, à une histoire de la musique. Elle ne suffit pas à rendre compte de la qualité qui est perçue dans l’association d’une telle musique et d’une telle image. C’est cette qualité qui est désignée par le terme de futurité. La modernité de la musique ne la détient pas, mais propose un moyen pour la rechercher, de même que la mélodie, chez Fellini, appartient à l’expression de la passéité, mais ne la possède pas à travers quelque caractère rétrograde. Par la musique, est convoitée une ambiance particulière de la perception, et le contraste de l’avant-garde et de la mélodie n’a lieu que sur le fond de celui qu’il y a entre un sentiment de futur et un sentiment de passé, sans le moindre concept ni le moindre schème pour définir ou dessiner, même de manière minimale, ce futur et ce passé. L’ultra-moderne Ce sentiment de futur est propre à l’image d’Antonioni, il en qualifie la perception. La confrontation avec Fellini n’est pas en elle-même finale. Elle indique à remarquer cette futurité, elle vise, pour ainsi dire, à la fixer dans l’indéterminé qui la caractérise. Mais elle se maintient après la comparaison et il y aurait peu d’intérêt à soutenir qu’Antonioni a eu l’intention de promouvoir dans ses films une atmosphère d’avenir en rivalité avec Fellini. Ce qui les sépare relève plutôt d’une disposition fondamentale qui s’exprime dans leurs images et qu’eux-mêmes n’ont peut-être pas éclaircie. Cette disposition est sûrement là sans conscience de son contraire. L’image qui en procède, et la provoque à nouveau chez qui la regarde, possède la futurité, ou la passéité, hors de toute comparaison. C’est pourquoi il est fait appel à cette expression elle-même résolument vague, énigmatique, « de l’autre côté ». Cela ne veut pas dire « comme », cela ne veut pas dire « contre », cela implique le fait d’être sans relation frontale, peut-être le dos tourné, et, tout à la fois, la notion d’un pas vers quelque chose, vers une futurité inconnue. Or, cet autre côté, cet envers existe toujours sans son endroit, le mouvement d’aller vers lui s’oppose aussi bien au présent, s’éprouve devant celui-ci sans le besoin du parallèle initial qui a certes contribué à sa révélation. La futurité d’Antonioni ne va de l’autre côté de la passéité fellinienne que parce qu’elle est d’abord en direction d’un autre côté du présent lui-même. L’image semble tendue vers un avenir qui est déjà au-delà du moment présent. Mais ce n’est aucunement une image tendue vers celle qui va la suivre, c’est en elle-même une image creusée par une futurité qui n’obéit pas à une telle succession chronologique. Une multitude de détails contribue à cette atmosphère d’une technicité se tenant à la pointe la plus extrême du présent, jusqu’à donner l’impression que ce temps présent anticipe imperceptiblement ce qui n’est pas encore, qu’il dispose des caractères d’un avenir qui n’a pas eu lieu. Une sorte d’énigmatique science-fiction est là, s’emparant d’aujourd’hui même. La voix robotique qui accueille Giovanni et Lidia dans l’ascenseur de l’hôpital, la scène des petites fusées, qui montent à trois mille mètres vers nulle part et captivent un petit groupe de gens attroupés, et devisant déjà de la lune, sont des exemples d’une occupation du présent par ce qui, en lui-même, est déjà de l’autre côté de lui. Ils sont les signes d’un monde qui n’est pas hanté, où les lieux, souvent inhabités, et ils ont l’air de l’être même si quelqu’un y est installé, sont en avant de la possession humaine. L’aura dont le cadre et les lumières entourent certains objets, chez Antonioni, n’appartient pas aux aura d’ancestralité qui retiennent notre fascination autour d’objets parvenus jusqu’à nous depuis la nuit des temps. Elle les désigne au contraire comme issus d’un temps qui nous devance, qui est parvenu à un point où nous ne sommes pas encore, et d’où il nous renvoie ces objets qui troublent le regard, l’inquiètent et l’interrogent, tel, par exemple, le château d’eau de L’Eclisse, qui, à mesure que l’image se fixe sur lui et le montre doué d’une signification mystérieuse, finit par ressembler, dans l’heure comprise entre chien et loup, à quelque engin sentinelle des livres d’anticipation de H.G. Wells. Au cinéma, le fait de s’attarder sur un objet, si quelconque puisse-t-il être d’abord, l’investit souvent d’un secret, d’une inquiétante étrangeté. Chez Antonioni, un tel sentiment de secret est peut-être, plus précisément, un sentiment de l’autonomie des choses : elles nous apparaissent étranges et étrangères parce qu’elles sont en mesure de vivre sans nous. Voici, alors qu’ils le font chaque jour et qu’on ne s’en émeut guère, que les lampadaires de la ville, en s’allumant seuls, témoignent d’un monde technique qui s’empare de sa destinée sans plus se préoccuper de l’intervention humaine. L’image cinématographique efface, dans la simplicité de ce qu’elle représente, l’origine artificielle des procédures automatiques. Or, la manifestation de leur étrangeté est inséparable d’un sentiment temporel. La vie autonome des objets techniques est un thème de la science-fiction. Ils semblent ici recevoir cette vie d’un avenir qui est la source du mystère et nous reste radicalement inconnu. Il y a une familiarité du passé en général, même du passé que nous n’avons pas connu empiriquement, une aise à séjourner dans ce qui a eu lieu, qu’illustrent le désir de raconter et le charme des civilisations disparues. L’univers d’Antonioni est dépouillé d’une telle familiarité par ce jeu du temps qui paraît s’y devancer et nous expose au surgissement de l’inconnu, de ce qui, n’ayant pas encore eu lieu, et plus encore, étant destiné à n’avoir jamais lieu comme tel, puisque l’avenir n’adviendra qu’en prenant les traits du présent, doit nous laisser interdits, sans voix, captifs de ce grand blanc et indécis de ce que nous devons y faire. Une notion d’ultra-moderne mérite sans doute d’être forgée ici. Le sentiment que le temps s’anticipe, qu’il est déjà envahi d’avenir, est recherché, provoqué par l’exhibition d’objets qui revendiquent pour eux l’avant-garde technique. Mais de quelle manière caractériser l’ultra-moderne ? Baudelaire définit la modernité comme le transitoire, le fugitif, le contingent, moitié de l’art dont l’autre moitié est l’éternel. Elle est la beauté passagère, fugace, de la vie présente. On peut, autrement dit, la désigner comme la présence du présent, laquelle n’est nullement tautologique, car il arrive qu’une œuvre laisse son moment propre sous silence, ce qui est là peut n’être pas manifesté. De nombreux peintres, dont la paresse agace et amuse Baudelaire, affublent leurs figures de costumes issus du Moyen Âge, de la Renaissance, de l’Orient. Ils disent que la laideur de leur époque ne les inspire pas ; en réalité, ils ne font pas l’effort d’extraire la beauté secrète qui peut y résider, au contraire des peintres anciens qui ont été modernes en leur temps. L’ultra-moderne, quant à lui, n’est sans doute pas la présence du présent. Il est plutôt ce qui, dans le présent, est déjà décrochement vers l’avenir. Il est un recouvrement du présent par le sentiment d’atteindre dès maintenant à l’existence future. Bergson disait que tout moment présent est contemporain du passé qu’il va être. Le présent, par un autre côté, une autre face qui n’est pas celle qui nous est, d’ordinaire, présentée dans la vie, est déjà passé ; l’instant est comme scindé. Gilles Deleuze a conçu d’après cette thèse de Bergson la notion d’image-cristal. Dans celle-ci, c’est une telle scission de l’instant qui parvient à être présentée. Aussi les images-cristal sont-elles empreintes d’une passéité cosmique, musicale, et il n’est rien d’étonnant si, outre Orson Welles, Visconti et Fellini en sont de grands représentants. Mais l’ultra-moderne, chez Antonioni, il semble que ce soit la manifestation d’un autre côté du présent qui est, non plus la passéité, mais la futurité. Le présent est redoublé d’une ombre qui n’est pas l’ombre noire du déjà-passé, qui est, au contraire, une sorte d’ombre blanche, une ombre qui est au futur. Cette ombre dicte l’attitude des personnages ; leur existence est faite de pressentiments, non de souvenirs, ni d’extases provoquées par l’impression de vivre dès maintenant la passéité de certains instants, déjà mémorables dans le présent même. « Il y a quelque chose dans l’air », « je n’ai pas dormi de la nuit », telles sont, par exemple, les bribes de conversation que l’on entend à la Bourse dans L’Eclisse. Être au-devant du présent, chercher dans celui-ci les signes de ce qui n’est déjà plus lui, c’est bien ainsi que Antonioni a pu présenter son ambition de réalisateur. Il disait, au sujet de Blow up, et dans un langage lui-même épris de futur : « J’ai choisi Londres, et ce jeune photographe, et le back-ground de pop-groups, de mannequins célèbres parce qu’ils sont l’avant-garde non seulement d’une manière de vivre mais de penser et de sentir. » [1] Aussi bien l’ultra-moderne ne doit-il pas se réduire aux objets. Ceux-ci sont plutôt les signes de la futurité. L’existence s’en entoure parce qu’il lui faut accorder son environnement à l’avant-garde plus essentielle de sa nature. Les gadgets, les choses à l’aura bizarre, les tenues à la pointe de la mode figurent l’univers où elle se conforte. Mais la technique revêt aussi un rôle plus essentiel. Elle apporte à cette avant-garde de la perception le moyen de détenir les facultés nouvelles réclamées par son entrée dans l’avenir. L’appareil photographique élargit réellement la vision. L’œil se découvre, grâce à l’agrandissement, une possibilité de repérer les détails dans un lointain auquel il n’accédait pas jusqu'alors. L’aspect de science-fiction, s’il n’est pas traité selon la loi du genre, est pourtant réel ; on se souvient de l'hommage à Blow up dans Blade Runner. Si Blow up représente une existence d’avant-garde, d’autres films, auparavant, ont d’après Antonioni lui-même traité de vies désorientées dans le devancement du monde. C’est ainsi qu’il exposait la signification de Il Deserto rosso. La « névrose », disait-il, y a pour source une carence d’adaptation ; certaines personnes, comme Giuliana (Monica Vitti), sont trop liées à des structures ou des rythmes de vie maintenant dépassés [2]. La difficulté de vivre ne provient pas de l’horreur du monde nouveau. Antonioni protestait lorsqu’on croyait comprendre qu’il met en accusation un univers industrialisé, inhumain, écrasant l’individu. Il disait que les lignes et les courbes des usines peuvent être plus belles que la silhouette d’un arbre, que l’œil a déjà trop vue. D’après Stanley Cavell, Il Deserto rosso contient de manière presque explicite la prémonition que le monde où nous vivons est déjà le monde de l’avenir [3]. Mais Antonioni ne laisse à entr’apercevoir cette révélation qu’au moyen d’un traitement spécial de l’image qui produit aussi une manifestation esthétique. La beauté peut s’attribuer à l’ultra-moderne, à l’inédit qui est dans le présent le signe de temps futurs. Elle appelle alors une perception d’avant-garde qui puisse la recevoir. Beauté de ce qui n’a encore jamais été vu ; beauté de ce qui, déjà connu peut-être, est vu pour la première fois à travers un œil nouveau. Elle est inséparable d’une étrangeté qui salue l’obtention d’une qualité inouïe de l’expérience. Le silence, la musique, la mélancolie Le mouvement d’aller toujours au-devant de soi semble aussi bien dominer la perception qu’Antonioni se propose de sa trajectoire. Il affirme également, de Il Deserto rosso, que ce film accomplit un pas au-delà des œuvres antérieures. Car il ne s’agit pas, selon lui, d’un film sur les sentiments : ce ne sont plus les rapports entre les personnages qui forment le thème principal, mais la relation du personnage central au monde social, technique, architectural, qui l’entoure. On peut juger que, dans cette interprétation de soi, Antonioni, soucieux peut-être de retrouver, visible sur lui-même, son souci de l’avancée perpétuelle, s’exagère l’ampleur de ce dépassement. Car il semble que déjà La Notte ou L’Eclisse manifestaient l’inquiétante sensation de devancement provoquée par les lieux et les choses. En réalité, les deux sujets, relations entre les personnages, relations entre le monde et l’existence humaine, ne sont pas séparables. Les premières subissent l’influence des secondes. Les liens individuels se troublent, se désorientent, deviennent un problème dans ce jeu du monde qui bouleverse le présent par l’atmosphère d’avenir dont il l’envahit. C’est l’importance de ce lien entre les liens qu’Antonioni reconnaît lorsqu’il dit avoir été saisi par la lecture d’un reportage racontant la journée d’un cosmonaute de l’URSS, qui se promenait en ville, faisait les courses avec sa femme, la veille de son départ pour l’espace ; une telle anecdote illustre, pour lui, le fait que les événements de la simple vie de couple peuvent, de nos jours, rentrer dans une dimension inconnue jusqu’alors, qui en modifie l’ambiance, parce que la mesure du rapport existant entre le monde et les hommes s’est bouleversée, au moins pour quelques-uns placés à l’avant-garde de cette relation inédite. Le silence, si souvent commenté dans les films d’Antonioni, ne résulte-t-il pas d’une puissance propre à la futurité ? La stupeur est l’attitude des hommes en face d’un monde où leur est refusée la familiarité du présent et du passé, où les objets deviennent étranges, parce que l’avenir dont ils sont prémonitoires, dont ils produisent même l’anticipation, comme s’ils l’invitaient déjà à hanter le présent, est radicalement inconnu. Là où le temps est en avance sur lui-même, la parole n’a pas encore eu le temps de s’élever ni de se murmurer. Elle est soufflée par le devancement de l’avenir. Il n’y a nulle parole car il manque en ce monde un passé à raconter, à légender. Du grand blanc de l’avenir imminent, rien n’est encore à dire. Aucun destin n’est contemplé par les hommes. Ils ne se retournent pas vers le tout de leur passé. Ils ne parlent pas de leur histoire et n’ont pas sur les moments présents le regard de poésie naïve qui les introduit déjà dans cette histoire. Tu te souviens ? demande à Lidia l’une de ses amies d’enfance qu’elle retrouve par hasard à la soirée des Gherardini. Laissons les souvenirs… lui répond-elle. Dès qu’un passé est sur le point de surgir à nouveau, son récit ne s’élève pas, il reste suspendu dans son imminence, île minuscule et muette, sans lien organique à l’histoire d’une vie, et bientôt recouverte sous l’étendue de silence. Même le souvenir de Tommaso, si important pour Lidia, ne peut faire l’objet d’une narration. La futurité est privation de la parole, qui est parole sur le passé et le déjà-passé de chaque instant. La parole, c’est ce qui dit : c’est mémorable, c’est déjà fini, et cependant cela va continuer en se racontant. La futurité est, en même temps que de la parole, absence de la mélodie. La musique d’avant-garde, en s’en défaisant, devient, chez Antonioni, une musique des choses, musique véritablement concrète, réelle musique du monde. Et bientôt ce sont les objets qui émettent d’eux-mêmes cette musique. Dans L’Eclisse, elle s’élève, au milieu de la nuit, d’un alignement de poteaux qui se balancent, à cette heure sans fonction, purement et simplement dressés, tandis que les cognent avec douceur les câbles sans doute destinés à hisser des drapeaux à leur tête. Elle s’entend aussi à la Bourse, lorsque, pendant la minute de silence observée pour un deuil, les téléphones sonnent par centaines, la cérémonie excluant de répondre. Les hommes se taisent et le monde est le sujet de sa propre musique aléatoire et concrète. Les moments où celle-ci retentit provoquent une fascination composée d’inquiétude. Ils sont prémonitoires d’un monde d’après l’humanité. L’avant-garde, qui prétend à une anticipation de l’avenir dans le présent même, ne peut que tenter de rejoindre la musique des choses, elle doit être concrète, parce que l’avenir, qui est son thème et son ambition, est dépourvu de la familiarité avec les hommes dont est empreint le passé. Cette musique s’oppose à une musique de l’existence, du destin, de la passéité, de la mélancolie, une musique « tonale », en prise sur nos tonalités affectives. Dans la mélodie, je me raconte à moi-même, mais sans discours, d’une manière non-thétique, pré-réflexive, en me grisant de l’entendre toujours une fois de plus, en la fredonnant, et même si elle est mauvaise, je cherche sur moi-même ce point de vue total et confus, c’est moi que je musicalise. C’est pourquoi la futurité est sans doute étrangère à la mélancolie, qui fait du moment présent un instant de musicalité et tout à la fois de recollection, un instant où l’on se raconte soi-même, où l’on se dit, même sans le formuler, je suis là, je suis arrivé là, il y a eu tout ça. Une envie de raconter, d’exprimer, est contemporaine de la mélancolie, parce que celle-ci, regardant cet instant dans un ton de passé, le voit comme une chose qui est déjà à narrer, qui se hausse dès à présent à la hauteur de tous les passés mémorables du monde. Ce sont ces instants de contemplation narrative que scandent les mélodies. Ils sont extrêmement rares chez Antonioni. Qu’ils surviennent, et il est impossible de s’y attarder, les souvenirs qui affleurent retombent très vite dans le gouffre du passé englouti dont aucune parole ne vient rapporter les membres épars au rivage. Une mélodie toute simple résonne à Sesto San Giovanni, vieux faubourg où Giovanni retrouve Lidia à la fin de son errance dans la ville. Ils venaient là autrefois, ils y font allusion, mais sans que l’on puisse même soupçonner la nature, la fréquence, la raison de ces visites. Ils en parlent sans détails et sans nostalgie : il n’y a pas de récit. Giovanni s’étonne que Lidia ait échoué là, se demande quelle idée l’a prise, comme s’il n’y avait que la folie ou la malchance pour attirer les hommes sur le terrain de leurs souvenirs. Aussi bien le lieu est-il d’allure presque inhabitable et sordide : qui voudrait revenir dans ce passé ? Elle dit qu’elle est venue là « pour rien », qu’elle est arrivée « par hasard ». Ils referment au plus vite la porte entrouverte sur cette zone révolue. Le temps les y aide, il décompose les traits de l’univers ancien, il efface les possibilités de réminiscences. « Rien n’a changé… Ça va changer, ça va changer très vite… » « Ils servaient encore, ces rails, quand nous étions là… » La survivance n’est pas ménagée aux choses anciennes, même la survivance virtuelle du souvenir. Sans passé, sans communauté de réminiscences, la relation est difficile, sinon impossible. Elle a besoin du récit, de la mélodie, de la mélancolie. Elle n’a pas lieu si elle ne se fonde pas sur le mémorable. Les amitiés, les amours se créent ou se fortifient souvent dans la grâce du mémorable partagé. L’institution des fêtes vise d’ordinaire à répéter ces instants de lien. Mais elles manquent ce dessein dans un univers dépouillé de la sensation de passé. La résurgence du sentiment de familiarité perdue avec le passé, cette imminence de retrouvailles avec une existence mélodieuse, qui ne se produisent pas, ne parvient aux personnages d’Antonioni que dans la solitude. La perte de la communion mélancolique les a déjà laissés solitaires, et solitaires ils ne viendront pas à bout de l’éloignement radical du passé. Désemparés, ils manquent de la conscience de ce qui les inquiète ; ils ne peuvent être reliés par cette interrogation. L’essai de séjourner parmi quelque réminiscence est condamné à échouer parce que l’absence de lien laisse l’individu incertain même de son trouble. Le mouvement de fuite de Lidia, son escapade muette au long des rues, semble à plusieurs reprises être une recherche solitaire de passéité qui ne sait s’accomplir, parce que, peut-être, elle n’est pas même capable de se formuler. Dans une vieille cour, aux murs décrépits, elle regarde longuement une horloge cassée, gisant au sol. Elle la regarde sans un mot et le visage comme fixé dans une absence d’émotion, ne trahissant que l’étrangeté ressentie à ne justement pas éprouver d’émotion. Elle est, dirait-on, appelée par la chose ancestrale, mais elle ne parvient pas à concevoir quel type de sentiment devrait la saisir à sa vue, alors même qu’elle a l’air de pressentir qu’une émotion est censée se produire. Le passé est devenu indéchiffrable. Il ne provoque plus d’affect, sinon, chez certains, le trouble qui saisit en face d’une familiarité perdue, mais dont subsiste la très vague impression qu’il y a eu, autrefois, cette familiarité, d’une nature désormais indiscernable, avec ce que l’on ne comprend plus. Chez les Gherardini, une tête tombée d’une statue de style antique repose dans l’herbe. Elle n’attire l’attention de personne, sinon d’un chat qui l’observe en paraissant, tout à la fois, intrigué et pris dans une connivence secrète. Leur passé ne parle plus aux hommes. Il est la même énigme, à jamais insoluble, que la possibilité d’une conscience dissimulée derrière les yeux des chats. L’oubli du passé a donc quelque chose d’absolu, au sens où il semble que le fait même de l’oubli soit oublié. La stupeur provoquée par l’étrangeté des objets ultra-modernes implique une déprise semblable. La stupeur est totale au point qu’il n’y a pas de compréhension de cette stupeur. Elle ne se formule pas. S’il est réellement inconnu, l’inconnu ne se dénonce même pas comme avenir, il n’est pas du tout ce cousin rassurant du présent que l’on constitue dans les centres de prospective, en attendant d’être à chaque fois déjoué par l’imprévisibilité du temps. Sur lui, aucun discours n’est à tenir, et muette, la stupeur n’est faite que du sentiment inquiet qu’il arrive quelque chose sans que l’objet d’une parole puisse être fixé. Or, en réalité, l’affectivité, pas plus que le discours, ne sait vraiment quel ton choisir, et même ce sentiment inquiet peine à s’établir. L’inconnu l’est si bien, inconnu, que l’affectivité se dérègle en sa présence. L’inquiétude ou l’étonnement que nous observons à l’écran se recouvrent de tant d’hébétude qu’on peut douter s’ils s’éprouvent eux-mêmes pour ce qu’ils sont. Les « pressentiments » n’atteignent justement pas à l’état de sentiments. Le spectateur a le sentiment de l’avenir, mais les personnages, eux, semblent maintenus dans une imminence de sentiment, n’accédant pas au « se sentir » qui caractérise tout sentiment accompli. La parole et l’affectivité sont ensemble en déroute, car je ne parle que d’après ce que je sens. Le devancement du monde, chez Antonioni, a simultanément ces deux conséquences : il détache les hommes du passé jusqu’à leur faire oublier la conscience même de ce passé, du fait qu’il a eu lieu, et il les confronte à ce qui est le plus fondamentalement inconnu, l’avenir avant même sa métamorphose en temps présent, inconnu si réellement inconnu qu’il met à mal la possibilité d’une réaction affective à son encontre. Giovanni Pontano représente sans doute d’une manière particulière l’échec de la relation au passé et la solitude où se traite en vain ce problème. Il est l’écrivain. Il est, plus que les autres, attaché au récit. Mais il éprouve la singularité de ce travail et, saisi lui-même par l’atmosphère d’avenir qui s’étend sur le monde, doute qu’il soit encore pertinent de l’exercer. Il l’avoue à Gherardini dont il paraît envier le travail fait de prévision, de développement, d’attente active. Il pense que le rythme de la vie et l’avenir même sont entre les mains des industriels (dans Il Deserto rosso, c’est aussi le personnage de l’industriel qui souffre le moins de la métamorphose). Il se dépeint, lui, en vieil artisan dont le métier est sur le point de tomber en désuétude. Sa confiance en la parole disparaît, faute du partage au centre duquel celle-ci rayonnait. A quoi bon ce langage, s’il ne le relie plus aux autres — auxquels la parole est dérobée par la marche à l’avenir du monde ? Par l’ancrage qui le retient, mais pour combien de temps, dans le passé, dans le récit, Giovanni garde une part de mélancolie vouée au sort de la peau de chagrin. Mélancolie déjà restreinte par le refus qu’oppose le monde au désir de musique et de réminiscences, mélancolie qui se replie sur elle-même, peu à peu s’efface, à mesure que Giovanni consent au futur et veut réduire son sentiment d’être en arrière de celui-ci. Entrer au service de Gherardini, comme il hésite à le faire, ce serait amoindrir la situation mélancolique où se trouve l’écrivain. Cette hésitation elle-même appartient à une telle restriction. Giovanni n’est pas manifestement si différent des autres. Il est pris, lui aussi, dans le silence et la fascination pour l’ambiance d’avenir du monde. Fascination elle-même inquiète et n’ayant pas l’air de se comprendre beaucoup mieux que l’indifférence, mystérieuse à elle-même, suscitée par le passé. A en juger par le comportement de Giovanni, il ne semble guère plus armé que les autres pour comprendre ce qui arrive aux hommes en ce monde. Même en lui, le passé de la parole, paradoxalement, ne trouve aucune prise : à la fin de La Notte, il ne se souvient pas qu’il a écrit le beau texte d’amour que Lidia relit devant lui. On pourrait croire que le retard de l’écrivain, sa distance et sa solitude, devraient plutôt accroître sa mélancolie. A celle-ci appartient la contemplation de la séparation. Elle retire une satisfaction ambiguë de la qualité inouïe dont la distance même entoure le passé retrouvé dans la réminiscence. Elle est, malgré l’exil, jouissance du chant qui n’aurait pas eu lieu sans l’exil. Giovanni ne devrait-il pas être d’autant plus mélancolique de se sentir le seul à pouvoir éprouver une telle émotion ? Il ne le semble pas. Le monde d’Antonioni n’est justement pas favorable à une telle propagation de la dialectique mélancolique. Tout son mouvement est de l’effacer. A Giovanni aussi il dérobe la mélancolie. Le dernier mélancolique n’est pas le plus mélancolique, il est simplement celui qui le reste un peu plus longtemps que les autres, mais la reddition de cet affect n’en est pas moins imminente en lui. Giovanni Pontano possède une qualité qui le lie particulièrement à la notion de mélancolie. Il a, très exactement, le nom d’un homme de lettres italien du quinzième siècle, auteur de poésies élégiaques, et surtout d’un De Rebus caelestibus où il propose une doctrine astrale de la mélancolie, mentionnée par Robert Burton dans son grand ouvrage sur le sujet [4]. La cause principale de la mélancolie, selon ce Pontano de jadis, doit être attribuée aux astres, plus encore qu’aux éléments corporels dont la composition n’est justement que l’effet de cette plus haute influence. Chez Antonioni, il est certain que la nuit et l’éclipse relèvent de subjectivités astrales. Ce sont des phénomènes dus à des mouvements du monde qui devancent l’activité humaine. L’écart, cependant, ne peut apparaître que dans un premier temps comme l’origine d’une mélancolie ; car la futurité du présent, la coexistence du présent et d’une qualité d’avenir blanc, indescriptible, produit plutôt une aimantation puissante des regards humains, inquiétés par l’aura d’avenir de ce qui les entoure, mais détournés, justement par la force de cette attraction, de contempler la distance qui doit pourtant être à son fondement. Ce magnétisme fait obstacle à la déliaison souveraine requise dans l’intensité équivoque de la mélancolie. La fin Ce qui se devance n’est-il pas au plus près d’une fin, de sa fin ? N’est-ce pas aussi la fin qui est « en avance », qui n’est pas loin d’être contemporaine du présent, ou même, l’est déjà, si le monde est gagné par l’avenir ? L’autre côté, par où le monde bascule dans l’ultra-moderne, et les hommes dans la stupeur, accélère peut-être l’approche de la fin de toutes choses. Finir peut tantôt être résoudre, si la fin doit être la fin d’une énigme, par exemple policière, tantôt, si la fin est la fin d’un temps, d’une époque, d’une saga, rassembler pour la dernière fois toutes les figures de ce monde, dans une sorte de temps retrouvé. Fellini est adepte de la recollection, de la fin où les amis se retrouvent et forment une ronde ; fin musicale, fin-réminiscence, fidèle au vieil adage, cher à Beaumarchais, qui veut que tout finisse par des chansons. C’est la fin de 8 ½ ou d’Amarcord. Les fins de Kusturica, par exemple, appartiennent aussi à ce type. Dans Underground, tout le monde se retrouve et fraternise musicalement sur une sorte de joyeux navire des morts. La musique réconcilie dans la mort, malgré la vie, qui était la division. La mort, si elle est ce point de vue sur la vie en totalité que la vie même ne peut donner, est la rêverie absolue, la musique absolue, que toute rêverie et toute musique empiriques tendent à rejoindre. Qu’un film finisse par la musique et la mort, par un temps retrouvé, une recollection qui doit saluer la fin de la vie avec la fin du film, ou bien, si la mort n’est pas explicite, par une scène musicale qui, pourtant, ressemble à la clôture d’un temps, c’est la conséquence d’une perception esthétique dominée par le sentiment de passé et la mélancolie. Les films de Fellini ont déjà cette passéité musicale avant de finir en musique. Car, si tout finit par des chansons, c’est aussi que toute chanson est déjà, en soi-même, dans l’atmosphère de réminiscence, de narration totale, quoique non-thétique, où elle nous place, quelque chose comme une fin, une approximation de la fin de toutes choses, une répétition de la fin absolue. Un sentiment de temps retrouvé, de musicalité mélancolique, appartient déjà au film qui s’achève par une ronde suspendue au bord de l’éternité. La figure de la fin n’est pas disjointe de la qualité de perception qui s’éprouve tout au long du film. La musicalité mélancolique de La Dolce Vita se retrouve dans sa dernière scène, réunissant la reconnaissance et la séparation absolue. Le sourire et le haussement d’épaules de la jeune fille nous placent au-delà de la simple douleur, dans l’extrême intensité affective de la mélancolie. Son geste de la main, défaisant le clivage de l’adieu et de l’au revoir, fait croire, ou plutôt rêver, à d’autres retrouvailles encore, dans un temps infini qui laisserait à nouveau paraître ce hasard, et la mélancolie redouble d’intensité à la vision de ce lien, si fugitif soit-il, maintenu malgré le nouvel éloignement qui commence, deuxième distance après celle qui coexistait déjà avec la reconnaissance initiale. De même est-ce en relation à la futurité qui s’y observe qu’il faut comprendre la singularité des fins dans les films de Michelangelo Antonioni. Ils semblent justement en déjouer toutes les figures familières. La fin de type policier, succès d’une enquête, résolution d’une énigme, est récusée dansBlow up où pourtant elle est attendue. Ce n’est même pas que l’investigation rencontre sa déroute, ou que la force d’un mystère soit consacrée, au terme de l’histoire, face à l’incapacité de l’esprit humain qui s’y fatiguait. L’intrigue esquissée, bien plutôt, est purement et simplement oubliée. Un ami du photographe, à la fête qui constitue l’un des derniers moments du film, lui intime, d’un air exaspéré, sous l’effet aussi de l’ivresse, de renoncer à toute sa préoccupation pour l’affaire de meurtre qu’il lui semble avoir découverte. La fin de Blow up ne donne nullement l’impression rassurante que le temps n’a pas été en vain, elle ignore ce réconfort des fins qui résolvent, qui récapitulent, et par là prolongent, ce qui a eu lieu. Elle est un pur départ, une rupture soudaine de tous les liens susceptibles de l’attacher à la narration qui précède. La partie de tennis mimée, aux accessoires invisibles, vaut peut-être pour le surgissement d’un avenir total, comme si ceux qui ne vivent que dans le présent ne voyaient pas encore la balle et les raquettes, réservées à une perception d’avant-garde. La fin-réminiscence, la fin où le temps se retrouve, bal de têtes, ronde des amis, n’est pas moins absente des films d’Antonioni. Quand La Notte s’achève, et que Giovanni et Lidia s’en vont marcher au loin vers les arbres, ils semblent quitter une maison où ils ne reviendront jamais, où l’on n’est même plus sûr qu’ils sont passés. La fête chez les Gherardini n’a donné lieu à aucune fraternisation. On ne se quitte pas en se félicitant d’un moment mémorable dont la commune expérience aurait lié les inconnus ou rapproché plus encore les amis. Au contraire, ce qui s’est passé doit être englouti, séparé de toute possibilité de souvenir. A la fin de L’Avventura, la main de Claudia (Monica Vitti), posée sur l’épaule de son amant dont elle vient de découvrir l’infidélité, à Taormina dans le petit matin, ne signifie peut-être aucun pardon, mais plutôt l’effacement de tout, à la fois la faute et l’amour au regard duquel il y avait faute. La fin n’est donc pas une conclusion. Elle plonge le passé dans l’oubli. Elle accomplit le mouvement d’aller vers l’avenir, de rapprocher celui-ci du présent, de l’y faire surgir, mais en lui conservant sa qualité de mystère, d’inconnu, d’indescriptible, puisque c’est comme tel, comme avenir, comme ce qui n’a jamais eu lieu, qu’il recouvre le monde. Les fins d’Antonioni nous laissent au seuil de l’inconnu, de l’étrange. Elles déconcertent par leur absence de lien au passé du film, et plus encore, cependant, par la difficulté où elles nous abandonnent d’imaginer ce qui pourrait survenir après elles. La fin, chez Antonioni, n’est pas la fin d’un film, puisqu’elle rompt avec lui. Elle n’est pas la fin de quelque chose. Elle est la fin en général, ce qui veut dire, la fin de toutes choses, la fin du monde, non pas une fin où tout revient, pour la dernière fois et pour l’éternité, dans la perception totale d’une réminiscence, mais une fin qui fait passer le monde entier dans l’oubli. Peut-être la fin de L’Eclisse figure-t-elle précisément cette atmosphère d’apocalypse. L’obscurité s’étend sur le monde malgré le jour et les hommes sont très rares dans les rues. L’un d’eux, qui descend d’un bus, tient un journal dans sa main. Les titres évoquent la guerre froide et une situation de crise dans la course aux armements nucléaires : la pace est debole, la paix est fragile, par ces temps de compétition atomique, gara atomica. Alors, l’assombrissement du ciel n’a peut-être pas pour cause la rencontre du soleil et de la lune ; peut-être est-il cette éclipse de la lumière bien plus longue qui suit l’explosion des bombes surpuissantes, l’unique nuage mondial qui commence à couvrir la terre, revenant de catastrophes lointaines pour faire régner partout l’hiver nucléaire. Sans doute le film maintient-il cette ambiguïté au sujet de sa fin. Peu avant, a eu lieu un krach boursier qui est peut-être lié à la tension extrême des relations internationales. On dit ne pas aimer l’attitude des Russes. D’autres allusions rappellent que la guerre froide est le thème principal de l’actualité. Le château d’eau si longuement filmé présente une ressemblance glaçante avec un champignon atomique. Dans les dernières scènes de Zabriskie Point, film ultérieur, la destruction violente est bel et bien visible dans l’image, lorsqu’une explosion, dont la fumée emprunte un instant la forme d’un tel champignon, fait jaillir en tous sens les objets d’une luxueuse demeure américaine. Mais la menace atomique n’est qu’une suggestion de l’acheminement vers la fin de toutes choses : il faut des signes qui indiquent cette imminence de la fin provoquée par le devancement du temps. Dans La Notte, une conversation entre les Pontano et les Gherardini porte sur l’avenir. J’organise l’avenir, dit l’industriel. Il le convoque dès maintenant. Il en fait son objet dans le présent même. C’est pourquoi il ne se contredit pas lorsqu’il se corrige et dit qu’il est bien possible que l’avenir ne commencera jamais : un commencement n’est plus possible pour ce qui est déjà là. Madame Gherardini, à son tour, prend la parole et dit : l’avenir sera horrible. Un tel échange n’est pas si inconséquent. Ce qui ne commencera jamais, ce qui ne sera pas un commencement, et ce qu’on peut également dire horrible, n’est-ce pas une seule chose, la fin du monde ? Antonioni a rapproché celle-ci du présent au point qu’elle ne peut plus arriver, étant déjà là, étant notre contemporaine. La force de ses films provient sans doute de cette situation où ils nous placent. Il n’est pas sûr que les personnages, dont l’affectivité se restreint au pressentiment, y aient la notion de la fin du monde : ce sont eux plutôt qui nous la procurent. Le monde les devance et les laisse hors de toute prise sur lui. Il les oublie pour courir à sa fin, leur ôtant jusqu’à la conscience de cette fin : c’est pour nous que ce qui ne commencera jamais est en vérité ce qui est déjà là. Devant cet effacement de l’affectivité, il semble qu’à l’inverse la nôtre se redouble et que nous, spectateurs, nous éprouvant survivants après la fin du monde, nous éprouvions aussi qu’il nous est donné d’en commencer un autre. Notes [1]. Cf. Michelangelo Antonioni, présentation et choix de textes par Pierre Leprohon, Paris, Seghers, 1969, p. 101. [2]. Cf. les Ecrits de Michelangelo Antonioni, Paris, Images modernes, 2003, pp. 221-222 et 249-253. [3]. Stanley Cavell, La Projection du monde, traduction française par Christian Fournier, Paris, Belin, 1999, p. 120. Sur Antonioni, cf. aussi pp. 134-135. [4]. Cf. Raymond Klibansky, Erwin Panofsky, Fritz Saxl, Saturne et la mélancolie, traduction française par Fabienne Durand-Bogaert et Louis Evrard, Paris, Gallimard, 1989, p. 435-436 ; Robert Burton, Anatomie de la mélancolie, traduction française par Bernard Hoepffner et Catherine Goffaux, Paris, Corti, 2000, pp. 340-343, 638. |
|