Entre 2003 et 2009, j'ai habité rue de la Montagne Sainte-Geneviève, en contrebas de la petite place où plusieurs cafés étroitement alignés, porteurs de noms scolastiques comme "La Madeleine de Proust" ou "la Méthode", se partagent la clientèle des élèves du lycée Henri IV, des étudiants en droit qui s'aventurent de l'autre côté de la place du Panthéon, des fonctionnaires du ministère de la Recherche, installé dans les bâtiments de l'ancienne Ecole Polytechnique, et des touristes qui visitent le Quartier latin. J'étais au dernier étage, dans un studio aux poutres apparentes, auquel on accédait par un vieil escalier en pente douce dont les épaisses rambardes de bois noir avaient été visiblement rehaussées, parce que, selon la légende que m’avait transmise l’agent immobilier le jour où j’avais visité cet endroit pour la première fois et que j'entretenais depuis auprès de mes visiteurs, les gens étaient beaucoup plus petits dans les époques reculées - XVIe ou XVIIe siècle - où l'on ne pouvait douter que l'immeuble eût été construit. Au bout du palier à ciel ouvert, il y avait deux portes voisines, rouge foncé. La mienne était celle de gauche; celle de droite donnait sur un studio sans doute similaire au mien, qui resta longtemps inhabité. A côté de cette porte, il y avait une petite fenêtre dont un carreau était brisé; on apercevait un lavabo, avec un flacon de liquide vaisselle qui ne changea jamais de place, ni de niveau – vision que j’avais fini par trouver presque inquiétante, mais je savourais le silence que me garantissait cette inoccupation.
Au mois de mai ou juin 2005, on frappa à ma porte. C'était un garçon un peu plus jeune que moi (j'avais vingt-six ans), aux longs cheveux bruns bouclés. Il m'expliqua qu'il venait d'acheter le studio d'à côté, et qu'il ignorait quelle était la boîte aux lettres qui correspondait en bas, dans le couloir de l'entrée, à cet appartement; peut-être le saurais-je; mais hélas non. Tandis qu'il me parlait, j'avais le sentiment de l'avoir déjà vu quelque part. Il n'avait pas envie de s'attarder, semblait-il; avant de partir, il voulut savoir comment je m'appelais, cela pouvait toujours être utile. Je le lui dis, et tandis qu'il me demandait "comme le cinéaste?" - alors que d'habitude on me demande plutôt "comme le peintre?" - une fugace association d'idées me traversa l'esprit, et je me souvins que c'était précisément au cinéma que j'avais vu ce visage - Louis Garrel, dans The Dreamers de Bertolucci, fin 2003. Il n'était pas encore aussi célèbre qu'à la fin des années 2000. Il m'avait demandé mon nom, je lui demandai le sien, il me dit "Garrel", en effet, et nous nous saluâmes en échangeant un sourire entendu. Pendant presque deux ans, le studio d'à côté resta vide, et pas une seule fois je ne recroisai Louis Garrel dans l'immeuble. Je l'avais vu, en revanche, au cinéma, à l'automne de cette même année 2005, dans Les Amants réguliers, magnifique film en noir et blanc de son père, Philippe Garrel - peut-être son plus beau, à mes yeux. Son nom n'apparut pas sur les boîtes aux lettres. Début 2007, vers la fin de l'hiver, une légère agitation commença à devenir perceptible. Des allées et venues se faisaient entendre à côté; dans l'escalier, je voyais de petits groupes de gens inconnus, parfois lourdement chargés, qui montaient jusqu'au dernier étage. Un jour, l'on frappa de nouveau à ma porte. C'était quelqu'un qui travaillait pour une maison de production de cinéma; il m'expliqua que Philippe Garrel allait tourner un nouveau film pendant l'été, et que de nombreuses scènes se dérouleraient dans le studio de son fils, qui serait remis à neuf pour la circonstance. Le premier rôle masculin serait joué par Louis Garrel, le premier rôle féminin par Laura Smet. Il me demanda si je consentirais à sous-louer mon studio à l'équipe du tournage; cela leur serait, me dit-il, d'une aide considérable. La compensation financière qu'il me proposa était honnête; pendant l'été, j'aurais moins besoin d'être chez moi; et la seule perspective de pouvoir assister de près, de temps à autre, à la réalisation d'un tel film était très plaisante. J'acceptai. C'est un peu plus tard, je crois, qu'il me parla aussi du petit rôle que l'on avait eu l'idée de me faire jouer - idée qui, je ne le sus que plus tard encore, provenait de l'un des assistants de Philippe Garrel qui m'avait croisé dans l'escalier. Le film s’appelait La Frontière de l’aube. On me donna un exemplaire relié du scénario, avec le planning du tournage, qui suivait exactement l’ordre de la narration. Je devais faire le réceptionniste de l’hôtel où Louis Garrel, jeune photographe, allait rencontrer Laura Smet, qui jouait une star de cinéma. Le tournage de ma scène eut lieu vers le 10 juillet, dans un hôtel situé entre le théâtre de l’Odéon et l’Ecole de médecine. Je m’installai derrière le bureau, sous l’œil amusé des véritables réceptionnistes qui avaient un instant cédé leur place. Aucun dialogue n’avait été rédigé pour cette scène triviale. Louis Garrel vint me voir deux minutes avant pour improviser quelques mots. Assis à une grande table, l’équipe du tournage me faisant face, je retrouvai les sensations de vertige et de concentration propres aux derniers instants qui précèdent le commencement d’un cours – j’en donnais quelques-uns à l’époque. Un ami critique de cinéma m’avait dit : "Tu verras, Garrel, c’est 'un essai, une prise'; il est connu pour ça." C’était vrai. On fit un essai, à la fin duquel Philippe Garrel s’approcha de moi et me dit : "C’était très bien… Juste une petite chose… Vous lancez un regard à la caméra à la fin… Comme pour guetter son approbation… Erreur de débutant… Classique… Facile à corriger… Sinon c’était très bien…" Et l’on recommença, pour ce qui fut l’unique prise de vue de la scène. De temps à autre, je revins assister en spectateur aux longues heures stagnantes de cet univers incroyablement hiérarchisé qu’est le tournage d’un film, où il me sembla que l’importance d’un individu se mesurait assez précisément à la brièveté de sa présence sur le plateau, et que l’essentiel du travail de l’équipe consistait à préparer quotidiennement l’apparition fulgurante du réalisateur et des acteurs vedettes, demi-dieux auxquels s’ajoutait ici le chef-opérateur William Lubtchansky, auréolé de ses collaborations avec de grands réalisateurs depuis les années soixante. Il m’arriva de rester dormir au milieu des caisses qui encombraient le sol. Je savais que tôt le matin frapperait à ma porte un grand gaillard d’une extrême gentillesse qui conduisait l’unique camion mobilisé pour ce tournage aux moyens réduits. Il arrivait le premier et partait le dernier. Je me souviens de le voir chaque jour apporter et remporter le soir des cartons de déménageurs qu’il scotchait et dé-scotchait avec une vitesse et une dextérité impressionnantes, accrues par la routine. Je le trouvai un matin l’air renfrogné, désireux de toute évidence de s’ouvrir à moi d’une mésaventure. Il s’était fait rudement sermonner par l’équipe du tournage parce qu’il avait acheté un rouleau de bande adhésive – l’un de ceux avec lesquels il scotchait à toute vitesse ses cartons – qui se trouvait être de couleur verte, couleur maudite, en vertu d’une vieille superstition léguée au cinéma par les compagnies théâtrales. Sa perplexité était totale. Il me légua son rouleau vert comme si j’avais été le dernier dépositaire du bon sens dans un univers de fous. Je l’ai gardé longtemps. J’y ai repensé récemment et l’ai cherché en vain; j’ai dû le jeter par négligence, ou l’égarer en déménageant, à une époque où j’avais oublié pour quelle raison singulière cet objet traînait sur l’une de mes étagères. |