Kurtz: Au-delà du bien et du mal, le mal
Une version abrégée de cet article a été publiée dans Le Magazine Littéraire, n° 488, été 2009 Kurtz, dans Cœur des ténèbres de Joseph Conrad, est une figure célèbre, mais aussi bien troublante, du mal en littérature. Le motif de ce trouble est sans doute l’oscillation de deux points de vue sous lesquels il apparaît tour à tour : il est tantôt le représentant d’un mal absolu, d’une noirceur hyperbolique, celle qu’évoque le titre du récit, tantôt un individu qui s’est retrouvé au-delà de la différence du bien et du mal. Au service d’une société de commerce colonial, Kurtz tient un comptoir reculé en amont du fleuve Congo ; il collecte l’ivoire auprès des indigènes avec une efficacité singulière. Le narrateur de la nouvelle, Charles Marlow, doit commander un vapeur allant à sa rencontre, car on est sans nouvelles de lui depuis quelque temps, et des rumeurs le disent très malade. L’arrivée au comptoir révèle une vérité terrifiante : devant la maison de Kurtz, se dressent des têtes humaines fichées sur des pieux. Il a manifestement ordonné des massacres et des pillages. Il est devenu le chef d’une tribu qui lui rend une sorte de culte idolâtre. Il préside à des rites indicibles, unspeakable rites, qui lui sont offerts sans qu’il proteste, et qu’il encourage peut-être. Le texte ne donne aucune précision supplémentaire. Les hypothèses le plus souvent émises évoquent des sacrifices humains, voire le cannibalisme. Le « cœur des ténèbres », Heart of Darkness, n’est donc pas seulement le fin fond du continent africain. C’est en Kurtz lui-même qu’il y a des ténèbres. L’expression anglaise est d’ailleurs ambiguë : on peut y entendre aussi « cœur ténébreux », « cœur de ténèbres », comme on dit « un cœur de pierre ». Kurtz prétendait apporter la lumière de la civilisation dans des contrées obscures, et c’est lui qui est, en définitive, profondément noir et sauvage. Ayant rédigé un rapport plein de rhétorique altruiste, que lui avait commandé la « Société internationale pour l’abolition des coutumes barbares », il le termine par une notule abrupte et folle, gribouillée d’une main tremblante : exterminez-moi toutes ces brutes ! Pourtant, tout au long du voyage qui conduit jusqu’à Kurtz, Marlow a recueilli des rumeurs et des informations qui le faisaient apparaître comme un homme exceptionnel. Il a sans conteste divers talents intellectuels et artistiques. Plusieurs personnages disent qu’il est un « génie universel ». Conrad ne conduit pas son récit de manière à renverser de tels jugements. Au contraire, la découverte de ses méfaits semble accroître la fascination que Kurtz exerce sur Marlow. Elle lui inspire la réflexion que jamais les imbéciles n’ont pu vendre leur âme au diable : la dramaturgie du mal s’accroît souvent par la corruption des êtres qui portaient le plus de promesses. Deux caractères, qui sont au cœur du traitement des problèmes moraux dans toute l’œuvre de Conrad, précipitent l’entrée de Kurtz, avec les qualités dont il a pu être doué initialement, dans ses agissements effroyables (1). Le premier est l’absence de retenue (restraint). Kurtz a des rêves de grandeur et de possession totale qui deviennent aisément réalité dans la solitude de la jungle. Le second est le vide intérieur : Kurtz est creux, désespérément creux (hollow at the core). Si bien que la nature sauvage qui l’environne s’empare de lui sans difficulté, au moment où il croit que tout lui appartient. En bref, il ne peut ni se limiter, ni se défendre. Il en résulte un être étrange : un individu sans bornes, qui s’égale à la totalité cosmique, et succombe dans cette exultation, car il n’a plus que lui-même contre qui lutter à l’aveugle. Marlow est captivé par Kurtz et ne s’en cache pas. Kurtz a aboli la différence entre haut et bas, noble et vil, bien et mal. Marlow, en face de lui, en ressent l’effet : il ne parvient pas à formuler un jugement à son sujet. Seul Kurtz peut prononcer un verdict sur sa propre existence. Il semble en être ainsi dans ses ultimes paroles : l’horreur ! l’horreur ! Non seulement Marlow reste persuadé que Kurtz est un homme remarquable, et s’abstient de le condamner, désarmé par l’effacement des limites qui rayonne autour de lui ; mais il pénètre aussi, en quelque manière, dans son point de vue. Kurtz a percé le mystère de la vie, il a soulevé le voile, et il a vu l’horreur. Marlow, sans aller aussi loin, connaît une certaine participation à cette expérience. L’état inouï que l’on atteint dans l’effacement des limites, c’est-à-dire dans l’exercice du mal, apparaît à ses yeux comme l’objet d’une connaissance nouvelle, qui contribue à la méditation bouddhique que son visage exprime. Il est difficile, par conséquent, d’appliquer aux rapports de Marlow et de Kurtz le schème narratif qui oppose un « bon » à un « méchant ». Kurtz n’est pas le dragon ni Marlow le tueur de dragon. C’est dans Apocalypse Now, le film de Coppola qui transpose Cœur des ténèbres en lui donnant la guerre du Vietnam pour théâtre, que l’on pourrait davantage trouver une telle opposition. Le capitaine Willard (l’équivalent de Marlow, joué par Martin Sheen) est désigné pour liquider le colonel Kurtz (Marlon Brando), dont on est averti des pratiques ; tandis que, chez Conrad, on ne s’attend pas à ce que l’on va trouver au comptoir de Kurtz, lequel meurt d’une maladie, sur le vapeur où on le ramène, sans qu’il soit question de le tuer. Pourtant, le film s’attache également à réduire la distance entre les deux protagonistes. Non seulement Willard subit le magnétisme de Kurtz et finit par lui ressembler ; mais il semble que Kurtz ait attendu Willard et consente à la mise à mort qu’il va lui infliger. Il le peut s’il sait que Willard aura de toute façon subi son influence, que l’empreinte de son enseignement sera sur lui ineffaçable. Quelle peut être, dans Apocalypse Now, cette leçon de Kurtz dont la transmission à quelqu’un qui puisse l’entendre lui permet d’accueillir la mort avec une étrange sérénité ? Kurtz est, paradoxalement, une figure du jugement. C’est en étant au-delà de toute morale qu’il juge et appelle à juger la morale des autres. Au début du film, on entend un enregistrement où il parle des généraux américains : « Ils disent que je suis un assassin ; mais comment appelle-t-on cela, quand des assassins accusent un assassin ? » A la fin, il lit à Willard des coupures de presse où s’énonce une propagande absurde. Kurtz retourne le regard qui le juge sur ceux qui le lui lancent. Il peut mourir en sachant qu’il a durablement alourdi la vision du monde de Willard. C’est aussi la seule manière qu’il ait de quitter la situation impossible où il s’est placé, et qui était le terrible prix à payer pour sa démonstration. Le Kurtz de Conrad n’a sans doute pas une telle ambition morale. Il a soif d’ivoire et d’or, il pense jusqu’au bout à sa carrière (alors que le Kurtz de Coppola a renoncé très tôt aux honneurs que lui promettaient ses brillantes études à Westpoint et ses remarquables états de service). Mais il exerce sur Marlow un effet similaire. La comparaison avec lui ne rehausse pas les autres hommes, qui espéraient y gagner leur ancrage du côté de la moralité : les employés de la compagnie qui blâment les méthodes de Kurtz sont surtout soulagés d’éliminer quelqu’un dont les capacités menaçaient il y a peu leur propre avancement. En acceptant sa mort, c’est sur lui-même que le Kurtz de Coppola porte en définitive le jugement, comme le Kurtz de Conrad dans ses derniers instants. Les deux Kurtz se condamnent, à leur façon. Eux seuls pouvaient le faire. Du moins Marlow et Willard leur accordent-ils cette exclusivité. A ces deux personnages revient le point de vue esthétique du spectateur curieux d’une nouvelle connaissance sur la nature humaine, et à Kurtz le point de vue éthique. On aurait pu attendre l’inverse : que celui qui est dans la transgression en jouisse en quelque manière, que celui qui part à sa rencontre prononce une réprobation radicale. Il semble même que Marlow défende le caractère remarquable de Kurtz contre la condamnation que celui-ci a portée sur soi. Il n’est pas anodin que Marlow, chez Conrad, soit un marin. Il opère, devant Kurtz, comme Ulysse avec les sirènes : faire l’expérience, sans aller jusqu’au bout. Et l’expérience du mal, pour ce marin, est sans doute une expérience de la terre. Zdzislaw Najder résume l’opposition que l’on trouve, chez Conrad, entre terre et mer, en disant que les affaires terrestres (land affairs) sont un pot-pourri d’événements, de désirs contradictoires, de motifs inavouables, d’idées fausses et de croyances illusoires, tandis que la mer constitue un domaine réglé par des devoirs simples, une hiérarchie de valeurs clairement définies, la camaraderie et le goût du travail bien fait (2). L’Afrique est par excellence le lieu où Conrad a connu l’horreur des affaires terrestres : le mélange de désarroi et de démence qu’il a vu au Congo l’a frappé pour toujours. Elle est aussi le lieu mythique, longtemps contourné par les marins, d’un secret essentiel logé au cœur des terres, en amont des fleuves et des forêts. Kurtz n’est sans doute pas étranger à cette gnose de l’exploration. Mais le seul secret que l’on trouve sur la terre, chez Conrad, c’est tout simplement l’horreur nue de la vie. Au contraire, la mer ne laisse pas penser qu’elle recèle quelque secret. Elle est le lieu de l’action. Il existe des vertus de la vie en équipage grâce auxquelles des individus peuvent atteindre une certaine grandeur et repousser les limites où l’on pouvait croire l’existence enfermée, sans sombrer sans la folie démoniaque de Kurtz. La différence entre éthique et esthétique structure peut-être l’œuvre de Conrad au même titre que celle qui sépare la mer et la terre. Dans Cœur des ténèbres, le point de vue esthétique de celui qui veut entendre les sirènes tend à l’emporter sur le point de vue éthique (qui est tout de même maintenu au profit d’une tension essentielle). Ce livre exerce souvent une attraction plus grande que les récits nautiques, dont l’univers est pour Conrad plus familier et plus habitable ; il témoigne ainsi des forces que gagne l’objet esthétique en étant moulé sur la fascination, aussi longtemps que le lecteur, ou le spectateur, est lui-même curieux d’entendre les sirènes. Notes (1) Ces questions sont exposées avec une grande clarté et une grande précision dans un article du philosophe Rémi Brague : « Joseph Conrad et la dialectique des Lumières : le mal dans Cœur des ténèbres », Les Etudes philosophiques, PUF, janvier-mars 1990, pp. 21-36. (2) Cf. Zdzislaw Najder, Joseph Conrad : biographie, trad. de C. Cozzoline et D. Bellion, Criterion, 1993, p. 192. |
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