Internet, une nouvelle morale?
Depuis une dizaine d’années – depuis l’apparition des réseaux sociaux et la généralisation de leur usage – nous avons appris à faire ce qu’on nous avait appris à ne pas faire. Nous parlons de nous en permanence ; nous n’attendons plus qu’un tiers fasse notre éloge, pour signaler nos réalisations et leur éventuel retentissement. Il n’existe plus de blâme social pour ces manières de faire. Elles sont intégrées à une nouvelle morale – à l’ensemble des choses qu’une communauté dicte ou encourage. Des conduites ont changé presque imperceptiblement. Auparavant, quand nous rencontrions quelqu’un pour la première fois, et que nous ne connaissions ni son visage ni sa biographie, en savoir long sur lui aurait été perçu comme une indiscrétion déplaisante ; aujourd’hui, c’est le fait de tout ignorer à son sujet qui tend à être perçu comme une indélicatesse. Ainsi cette nouvelle morale prend-elle souvent l’aspect d’une inversion de l’ancienne. Mais plus troublante est cette inversion quand elle concerne des phénomènes plus ancestraux et plus graves. La morale de l’internet donne licence de se réjouir du malheur d’autrui et d’insulter les morts, ou de se moquer d’eux – l’esprit « Darwin Awards ». Avant même les réseaux sociaux, on avait commencé à l’observer dans les commentaires laissés sous les articles de la presse en ligne. C’est, dans la longue histoire des mœurs, un fait notable – et qui pose peut-être la question des limites de l’extension de cette nouvelle morale. A l’époque encore récente où les réseaux sociaux connaissaient une croissance exponentielle dont la fin implicite ne semblait devoir être que leur coïncidence totale avec le corps social, on pouvait avoir l’intuition qu’une nouvelle morale se formerait, homogène au monde physique et au monde numérique. Il semble que cette perspective se soit aujourd’hui éloignée et qu’une limite se soit renforcée entre les mondes – une limite dont on ressent l’existence lorsqu’on se retrouve soudain dans le monde non-numérique comme dans un refuge, étrangement calme. L’institution d’un monde moral inversé n’est pas entièrement nouvelle ; elle est même profonde et ancienne. Il existait dans la Rome antique un rite d’inversion des valeurs : les Saturnales. Mais elles duraient moins d’une semaine ; elles étaient comme un exutoire dont la signification était de pérenniser les mœurs établies. Ce qui est nouveau, c’est le passage que nous effectuons en permanence d’un système de valeurs à un autre, et l’indécision que nous pouvons éprouver quant au degré d’adhésion que nous leur accordons respectivement. pause philo de Madame Figaro, le 9 novembre 2018 |