Internet, scène de la vie intérieure?
dans Madame Figaro, le 24 novembre 2017 Il n’y a pas si longtemps encore, nous étions le plus souvent seuls à l’intérieur de nous-mêmes, avec nos tourments réels ou imaginaires, nos attachements à des riens, nos interrogations sans fin devant le labyrinthe de la vie ; et l’esprit d’autrui nous paraissait toujours mieux ordonné que le nôtre, parce que nous ne le connaissions pas. De temps en temps, quand nous ouvrions un livre de Marcel Proust, d’Arthur Schnitzler, de Virginia Woolf, d’autres auteurs encore qui s’étaient donnés pour tâche de rendre compte aussi précisément que possible des méandres du « monologue intérieur », nous nous apercevions que nous n’étions pas seuls, que d’autres ressentaient les choses comme nous-mêmes, que notre vie psychique n’était pas si unique, ni si étrange qu’on avait pu le craindre. Mais il fallait le miracle d’un grand talent littéraire pour produire ce sentiment d’une familiarité inattendue qui nous rassurait. Nous ne sommes plus tenus, désormais, d’avoir recours à Marcel Proust ou Virginia Woolf pour nous rendre compte que notre intériorité n’est pas singulière. Il nous suffit d’ouvrir Facebook pour être témoin de celle de nos semblables, de leur perplexité devant un document administratif à remplir, de l’émotion suscitée en eux par un coucher de soleil, qu’ils nous montrent, etc., et en définitive, de toutes les choses à quoi leur font penser d’autres choses, de toutes les associations d’idées loufoques qui se forgeaient naguère dans l’intériorité et n’en sortaient jamais. Mais cette expérience de la similarité des esprits se fait au prix de la raréfaction de notre solitude. Dans nos moments de désoeuvrement, dans nos pauses entre deux tâches à accomplir, nous ne sommes plus seuls avec nous-mêmes, avec nos rêveries, avec nos souvenirs, avec nos mots et nos images. Nous nous branchons sur ce grand monologue intérieur du monde, ce monologue de tous les monologues qu’est devenu l’internet, à travers ses différents fils d’actualité qui saturent notre champ de vision intérieur. Nous ne réfugions plus en nous-mêmes. Quelle surprise alors, et quel renversement des formes de l’existence, quand nous sortons marcher dans la rue après quelques heures perdues, happées, engluées dans les réseaux sociaux, et que nous redécouvrons qu’il existe aussi une vie extérieure – que nous ne sommes donc pas seuls à avoir autre chose qu’une vie intérieure. C’est cela, désormais, que nous pouvons ressentir comme une chose rassurante ; et le temps n’est peut-être pas loin où nous chercherons refuge dans l’extériorité. |