Hydra publié dans Parages, n° 2, hiver 2000. I « Il y a d’autres îles, mais pas un mot là-dessus : je n’y ai point mis le pied et ne le ferai de sitôt, car tout ici est mieux qu’ailleurs (et vous pouvez m’en croire). La mienne est haute sur la mer. Sa crête aveugle dans le ciel, je l’ai réservée pour un dieu. Mais près du port, je loue des chambres chez l’habitant (ce n’est pas moi). A leurs fenêtres monte l’odeur du poisson qu’on grille sur les quais juste après que les bateaux reviennent de le pêcher, comme dans les soirs d’enfance où il y avait un rivage. Alors vous verrez tous les chats ― croyez qu’ils ont faim (on leur donnera les têtes-de-poisson). Une portée de chatons niche au creux d’une barque menée à sec, l’un d’eux est noir, ses yeux sont grands ― chat noir, tout petit chat noir me fuit (moi, chasseur malhabile des chats), sait-il déjà qu’il est maudit parmi les hommes ? * (Au moins, ils auront garde de te marcher sur la queue.) II « Mon île est île-de-pirates (nos demeures sont belles). Toutes les criques ont accueilli leurs fins navires. Nos rives sont accores ; aucune côte n’est moins hostile à un marin. Ils y tenaient des mouillages nocturnes ; et au matin ils surprenaient de grands vaisseaux (désormais mon affaire est honnête). Et dans votre chambre a dormi un seigneur ― il faut me croire ― son voilier rattrapait à la course tous les bâtiments de commerce. * « Ainsi ne protestez donc pas du prix que je vous fais payer. » III « Le flanc de l’île est nu : en y posant la main, le dieu a brûlé tous les arbres (on le raconte). ― Il y eut aussi le jour de braise. Un sacre de pyrites écartelait la terre, et ce fut un grand envoi de flammes dans le ciel ; puis un grand toit de cendres s’effondra sur la mer. Depuis le sable est noir sur un rivage, comme les chats maudits, et le chemin que vous foulez est dit des-pierres-rouges. La rivière assoiffée rampe entre la caillasse. Dans le pays l’eau fraîche ne coule plus comme au temps d’Enyalios. Là-haut un vieil homme ― il est sec ainsi qu’un arbre noir ― écarquille des pierres, c’est sa peine. Son pied est nu par les sentiers de roc ; on dit qu’il a marché sur la gorge-de-feu. Sa parole est brève comme l’étincelle des pierres-qu’on-frappe. Il boit le lait âpre de quatre chèvres. On lui prêtait la faveur du soleil ― qui saurait vivre là-bas, dans la fournaise ? Il y a longtemps qu’on ne l’a vu en ville ; et je ne sais qui a encore souci de lui. C’est merveille s’il se souvient de la figure des hommes. Il est seul comme un ancien dieu à barbe, vieillard sur son vieux nuage sucrant des fraises avec un saccharimètre d’avant-guerre. * « Et s’il écrit des livres, ce sont des livres de fou. » IV « Un jour un homme est venu et il m’a dit : « Mon sac est lourd comme un gros soleil sur mon dos. Je n’ai plus d’eau et la mer entière n’a pas désaltéré mes pores (partout où l’on peut aller, un homme déjà s’y baigne). Rendez-moi l’ombre ― celle des choses, pas la mienne (elle ne me sert de rien ; dès que j’entame un pas brusque pour m’en faire un abri, elle m’échappe comme un insecte qui bourdonne sans cesse autour de vous et qui esquive votre main chaque fois que vous croyez le tenir, puis recommence encore à vous grésiller à la face. Mon ombre est cette proie qui vous revient toujours sous la main et cependant ne se laisse jamais attraper, et je suis là comme un supplicié qu’on ligote à deux doigts de la chose qu’il désire). Celle-ci, je vous la donne, s’il vous plaît, en échange d’une autre qui ne soit pas la mienne. » * ― Mais le marché ne me sied point, homme, car tu es maigre et ton ombre ne fait pas le poids de celle des choses. » V « Pour moi, on me promène sur mon île à dos de mulet ― un homme qui parle tout seul, c’est à son mulet ― cependant que j’énumère les marchandises écoulées-dans-le-jour, et que je sens autour de moi la sueur de mes gens. Mais à mes yeux aussi la mer est belle entre les îles quand elle est rose, et que le ciel taché-de-vin est rose de couchant. Et tout est rouge alors du soleil rouge ; puis la nuit est claire et l’on y voit les étoiles ― je les connais ― car notre ciel est sans nuages, je vous l’assure, et le coucher de lune, immobile sur la mer, en fait scintiller le dos rond, plissé-de-vagues. Et lorsqu’en chemin, je dis à un homme qu’il calfate des carènes qui m’appartiennent, et qu’à l’avant de sa barque, il faut repeindre l’œil qui protège du mauvais sort, * il me plaît que mon île soit belle, et qu’un homme qui vient ― il me paraît que c’est de loin ― ne veuille que la voir. VI « Enfin c’est l’heure du petit soir ― on dirait une fraîcheur. On descend vers le port. A la terrasse d’un café, nous déglutissons très lentement un vin ; et comme dans un poème de Cavafy, nous disputons de la figure des jeunes gens qui passent, de la silhouette des matelots qui déchargent sur les quais les caboteurs à peine arrivés du continent. Des voiliers devant nous manoeuvrent dans le port (ils cherchent un ponton). Je suis l’arbitre de leur habileté ― leur maladresse nous réjouit. Que vaut d’être fringant, si l’on ne sait lancer l’aussière ? Le franc-bord aussitôt s’écorche sur le quai, et une enfant sur le pont, lasse de n’avoir pas le droit de jouer dans le gréement, son père à la barre est la risée des gens attablés sur le port ― elle baisse les yeux. * « Cela m’est suffisant pour n’envier pas les voiliers blancs qui viennent à mon île et que je n’aurai pas, et pas même le yacht d’Aristote Onassis Barnabooth, long comme une cité ― partout où un rivage a des lumières, il s’en approche, mais ici il est si grand qu’il reste en rade pour la nuit. » VII « Puis arrive ma fille et elle embrasse ma face brune-de-soleil, elle a de grands yeux noirs et son arc-de-sourcils est le plus parfait de l’île. Mon orgueil est que ma fille soit très-belle quand je me courbe dans ma boutique devant les femmes d’Europe très-riches, mais très-vieilles, et qu’elles voudraient lui ressembler ; ma volonté, qu’elle épouse un prince de là-bas, et qu’elle soit reine en l’île. * (En attendant je la tiens chez moi sous bonne veille ; je connais nos marins.) VIII « Devant le restaurant qui m’appartient, le vacarme des gosses fera-t-il pas fuir les clients ? Il est tard et mes tables sont vides ; et il est faux que mon menu soit cher. Je l’ai inscrit dans toutes les langues ― je les parle car ils le veulent, mais la mienne est la plus belle (des hommes disaient déjà ses mots quand ailleurs on balbutiait encore des choses incompréhensibles). Mais ces enfants, comment pourrais-je les chasser ? Eux sont de l’île (comme moi) et mes jeux ont été des cris-dans-la-rue. (Les chats hérissés, levant l’échine, n’en eurent pas de plus hauts.) Et qu’était-ce l’enfance, sinon que cela sentait les fleurs d’oranger, que l’on courait dans les rues et que le vent d’été fusait sur ma face en sifflant son bruit de grand départ dans les aiguilles-de-pin ? Et notre goût alors n’était que du yoghurt au miel qu’on mange frais le soir cependant qu’il a fait chaud tout le jour ― cette enfance est comme un jus de fruits écartelés qui coule sur mes doigts, * et ainsi je trépigne avec bienveillance, attendri-en-colère devant ma terrasse déserte (et mes yeux les supplient plutôt qu’ils ne les haïssent). * « Et quand viendra pour moi le passage-en-barque, je serai chat dans nos venelles ― il y en a autant que de stèles au cimetière, j’ai compté ― et je retournerai jouer avec eux. O homme venu de très-loin et qui ce soir êtes seul à ma table, pour peu que vous restiez avec moi et que je vous resserve un vin couleur de haute mer, je vous dirai ― car il me les a dits ― les très-véridiques Mémoires du chat qui fut compagnon d’Ulysse. » * IX « Moi aussi, je fus compagnon d’Ulysse. Preneur-de-ville ! Preneur-de-ville ! ― ce m’est un titre de gloire. Ensemble nous avons fait la noce à Troie, après la victoire (et au cabaret les danseuses dansaient mal, car elles pleuraient et elles tremblaient ; et pourtant ! nous étions tendres avec elles ; puis nous les avons laissées à nos marins). Et ce fut moi qui lui tenais le bras, quand il ne pouvait plus lever son verre. Au retour nous avons mis à l’ancre dans une île (il y en eut d’autres, je le sais, mais je n’étais plus là). Je suis descendu à terre, je me suis plu ici, j’ai voulu y vivre une vie de paresse. Moi, je n’avais cure de rentrer au pays. La magicienne alors m’a fait chat ― les chats déjà étaient nombreux ; et certains peut-être de mon équipage, enchantés comme moi d’un charme favorable. Vous me direz qu’on ne trouve pas trace de moi dans les éditions ordinaires, mais croyez-moi. Un haut fonctionnaire de Byzance ― il s’ennuyait ― a écrit mon poème ― c’étaient trois mille vers parfaitement imités de la manière homérique ― le manuscrit est perdu mais vous pouvez me croire ― sinon, quelle existence aurais-je pour vous parler ? * (Mais je voudrais tant n’avoir été mentionné même qu’une seule fois, comme le roi d’Asiné.) X « Depuis je ne compte plus les vies que j’ai vécues chat. Et maintenant ma vie est comme la vie du marchand qui reste assis tout le jour devant son étal à souvenirs et somnole ― son chapeau de paille tombé sur ses yeux, il ne l’a pas relevé (Je ne me souviens pas qu’on lui ait acheté quelque chose ― cela le peinerait.) Mais qu’ont-ils, tous les autres, à aller et venir quand il fait si chaud ― et si bon se tenir à l’ombre contre un mur en s’étirant les pattes jusqu’aux griffes ? * « Ce marchand là-bas l’a compris, je lui sais gré de son exemple. » XI « Et tous les chiens sont chiens des étrangers. Leur pelage est humide d’avoir suffoqué, et très-longue leur langue, elle s’offre au soleil ― ou voudrait-elle lécher la terre ? « Mais ce n’est pas au soleil, amis ! qu’il faut quémander vos gouttes d’eau ; et auriez-vous pour la poussière et les pierres un goût très neuf, je dis qu’elles n’apaiseront pas votre soif. » * (Ainsi nul ne pourra me dire cruel aux chiens-haletants.) XII « Comme dans son trille monotone l’oiseau des fables répète sans fin le nom de celle qu’homme autrefois il aimait, ainsi notre cri de chat chante de rue en rue la gloire du héros né-en-l’île, l’archinavarque vainqueur des Turcs : Miaouli ! Miaouli ! (son prénom : Andréas) Toute parole soit louange au chef des hommes sans défaite ! (jusqu’au dernier des bâillements…) Sa rue est grande dans la ville. Et très haut à l’entrée du port, son doigt de statue indique aux navigateurs leur chemin, comme un colosse encore sur pieds ― et sa statue est vert-de-bronze, comme la mer à l’Ouest. Et lui aussi est parmi nous, mais on ne sait point lequel ― est-ce le gros Raminagrobis qui emporte à chaque fois toutes les têtes-de-poisson ? (Le combat de chats est aussi brutal que la bataille d’hommes ; il y en a dont l’œil est blanc d’avoir lutté toute la nuit, mais moi j’agace avec douceur les marins-aux-têtes-de-poisson ― c’est mon art ― je tourne vers eux mes yeux rétrécis par le jour et ils me donnent ce que ne me donnent pas * les touristes qui dînent aux terrasses des restaurants sur le port.) XIII « Notre nombre dans l’île est plus grand qu’il n’y a de maîtres, et ainsi à chaque coin de rue ― elles sont petites et l’on s’y perd ― nous nous tenons à disposition des enfants ― et quoique mon regard feigne l’indifférence, je me prélasse volontiers dans quatre mains d’enfants qu’ils passent sur mon dos complaisant-à-leurs-jeux ― quand ils ne descendent pas tous en courant vers le port avec des cris de forbans dans les ruelles. Et un jour, un homme qui me suit et me regarde longuement, ma face avec mes grands yeux tournés vers un mystère lui est pareille à un visage aimé (ses yeux, je le vois, sont heureux que je lui laisse déposer sa main sur mon cou). * « Etranger, qui pleurait, et me donnait un nom. » |