Fugue de la mort
Paul Celan traduction de Maël Renouard, suivie d'une "note sur quelques choix de traduction" publiée dans la revue Thauma, n°4, été 2008 Lait noir de l’aube nous le buvons le soir nous le buvons à midi le matin nous le buvons la nuit nous buvons et buvons nous creusons une tombe dans les airs là-bas on n’est pas à l’étroit Un homme vit dans la maison il joue avec les serpents il écrit il écrit quand le ciel s’assombrit en Allemagne tes cheveux dorés Marguerite il écrit cela et vient au seuil de la maison et des éclairs tombent des étoiles il siffle ses molosses qu’ils viennent au pied il siffle ses juifs qu’ils sortent il leur fait creuser une tombe dans la terre il nous donne des ordres jouez maintenant et que ça danse Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit nous te buvons le matin à midi nous te buvons le soir nous buvons et buvons Un homme vit dans la maison il joue avec les serpents il écrit il écrit quand le ciel s’assombrit en Allemagne tes cheveux dorés Marguerite Tes cheveux cendrés Sulamithe nous creusons une tombe dans les airs là-bas on n’est pas à l’étroit Il crie creusez plus profond dans la terre et vous autres chantez et jouez il prend la chose métallique à sa ceinture il la brandit ses yeux sont bleus plus profond les bêches et vous autres jouez encore et que ça danse Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit nous te buvons à midi le matin nous te buvons le soir nous buvons et buvons un homme vit dans la maison tes cheveux dorés Marguerite tes cheveux cendrés Sulamithe il joue avec les serpents Il crie la mort jouez-la plus douce la mort est un maître allemand il crie plus sombres les violons ensuite vous irez en fumée dans les airs ensuite vous aurez une tombe dans les nuages là-bas on n’est pas à l’étroit Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit nous te buvons à midi la mort est un maître allemand nous te buvons le soir le matin nous buvons et buvons la mort est un maître allemand son œil est bleu il t’atteint d’une balle de plomb il t’atteint dans le mille un homme vit dans la maison tes cheveux dorés Marguerite il lance ses molosses sur nous il nous offre une tombe dans les airs il joue avec les serpents et rêve la mort est un maître allemand tes cheveux dorés Marguerite tes cheveux cendrés Sulamithe *** Note sur quelques choix de traduction wir schaufeln ein Grab in den Lüften da liegt man nicht eng nous creusons une tombe dans les airs là-bas on n’est pas à l’étroit Le discours paraît planer entre les figures du poème. « Là-bas on n’est pas à l’étroit » peut être cruellement dit par le SS (le sigle des énigmatiques serpents évoqués juste ensuite ?), comme il est suggéré, seulement suggéré, plus bas (« il nous offre une tombe dans les airs »). Cela peut être dit, ou pensé, ou repris, par les détenus, telle une rengaine où l’on semble reconnaître une forme suprême, ultime, d’humour juif, s’il est vrai que celui-ci a essentiellement rapport à l’autodérision et à la gravité. Pourtant, même ainsi, sans doute faut-il entendre un espoir réel, horrible espoir de n’avoir plus pour seule issue hors du camp et de sa promiscuité insoutenable que la mort, fuite dans le ciel à l’état de fumée. La trivialité du « on n’est pas à l’étroit » maintient le ton de dérision, mais, à mon sens, il vaut de la faire précéder de « là-bas », emblème classique de la fuite métaphysique ou poétique. * es blitzen die Sterne des éclairs tombent des étoiles Les étoiles brillent, certes, mais le Blitz de l’offensive allemande, et ses bombardements, résonnent sans doute dans l’expression. * er schreibt wenn es dunkelt nach Deutschland dein goldenes Haar Margarete il écrit quand le ciel s’assombrit en Allemagne tes cheveux dorés Marguerite Littéralement, cela semble signifier : quand vient le soir, il écrit une lettre adressée en Allemagne (car il doit être en Pologne, en tout cas dans les zones orientales où se trouvaient, pour la plupart, les camps de concentration), qui commence par « tes cheveux dorés, etc. » Mais il est difficile, sans bien sûr la dénier, de se satisfaire de cette compréhension univoque. Le sombre et l’Allemagne s’aimantent évidemment. « Es dunkelt » peut aussi se dire d’un ciel qui se charge de mauvais nuages, et je n’ai pas voulu que la traduction tranche entre eux et la nuit. Par ailleurs, on pourrait vouloir lire : il écrit « quand les nuages viennent, ou quand la nuit vient, sur, ou du côté de l’Allemagne, tes cheveux dorés… » Il ne serait plus nécessairement épistolier alors, mais un officier à prétentions poétiques comme l’armée allemande a dû en comporter. Il ferait contraster le soir sur le pays, auquel il penserait nostalgiquement, avec le blond des cheveux de la sylphide germanique. Bien que cette hypothèse ne soit certainement pas celle que voulait favoriser Celan (du moins la manière dont il lit à haute voix son poème le laisse-t-elle penser), et qu’elle implique de forcer quelque peu la grammaire du « nach », il me semble que la traduction doit maintenir la possibilité d’une équivoque relative à ce qui est écrit : ici comme ailleurs dans le poème, les unités sémantiques sont constituées et disposées de telle manière que des liens flottants se fassent et se défassent entre elles à la lecture. * spielt nun zum Tanz jouez maintenant et que ça danse Guillaume Métayer, à qui je dois l’approfondissement de certains des points évoqués ici, proposait aussi « jouez quelque chose de dansant », traduction assurément ingénieuse, dans laquelle le SS aurait le cynisme moins martial, mais plus cruel encore, et peut-être un bizarre et sarcastique sourire – trahissant une folie, une fêlure intime, la même fêlure qui s’observe entre ses jours exterminateurs et ses nuits hantées par une compulsion d’écriture et de rêverie ? * er greift nach dem Eisen im Gurt il prend la chose métallique à sa ceinture Il faut à peu près sûrement comprendre que cet Eisen, ce « truc en fer » (Eisen désignant le fer en général, mais aussi bien tout instrument en fer), n’est autre que le pistolet avec lequel le détenu est abattu ensuite. Traduire par « il prend le fer » donnerait une tonalité curieusement racinienne ou cornélienne à ce moment du poème, bien qu’en allemand Eisen puisse avoir précisément ce sens poético-archaïque. Ce que j’ai voulu rendre, c’est plutôt l’éclat métallique de la chose qui, dans la perception du prisonnier, prend le pas sur la détermination exacte de sa forme et de son nom, et laisse imaginer (non identifiée, elle peut être un objet réellement étrange) qu’elle est élevée au ciel par les gestes d’un rite mystérieux. * dein goldenes Haar Margarete dein aschenes Haar Sulamith tes cheveux dorés Marguerite tes cheveux cendrés Sulamithe On traduit souvent par « cheveux cendre », ou « cheveux de cendre ». Je ne me résous pas au pathétique immédiat que cela comporte. Dans « cendrés », déjà la cendre se reconnaît assez ; mais l’ambiguïté est plus forte. Le caractère cosmétique du cendré doit être préservé. « Cendre » évoque des cheveux gris, alors qu’il n’y a aucune raison de supposer que Sulamithe soit vieille, et laide encore moins (la Sulamithe est l’héroïne du Cantique des cantiques). A mon sens, Marguerite a les cheveux blond doré et Sulamithe les cheveux blond cendré. Elles sont d’abord séparées par une nuance dans le blond, qui devient un abîme entre l’éclat, dominateur et vide, et la cendre – ou l’atroce vieillissement accéléré dans le camp. L’image de Sulamithe magnifique, glorieuse, a part à l’émotion du poème – il est de la nature du tragique de frapper les êtres entourés de grâces. Dès lors que les rêves et les pensées s’entrechoquent, que l’on ne sait pas toujours univoquement qui prononce quoi, que certains bouts de phrases tissent entre eux des liens multiples et vagues, que le poème, en définitive, tient à la fois un extrême contraste entre les détenus et le SS, et une sorte de plan virtuel où leurs intériorités se rencontrent, où l’on a même l’impression que celle du détenu-narrateur s’empare de celle du SS, sur la vie et les songes de qui il a l’air d’en savoir long (double rapport de différence absolue et de réduction de la différence que le contraste du doré et du cendré retrouve aussi bien), je me suis demandé parfois s’il n’était pas illégitime de considérer, sans, encore une fois, prétendre imposer comme la seule possible une telle lecture, bien au contraire, que l’évocation alternée des deux femmes a lieu dans l’esprit de ce SS, peut-être parce que l’emprise sur les siennes des pensées de celui qui meurt, et en mourant accroît toujours plus cette emprise, la lui aurait imposée ou rappelée ; alors se retrouverait la fêlure déjà évoquée, déchirure, folie qui expliquerait qu’autant que dans celles des détenus soit placée dans sa bouche et ses rêveries la sentence disant que la mort est un maître allemand. *** |
Lecture de Gilles-Claude Thériault (2013) :
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