Fragments d'une mémoire infinie
essai éditions Grasset, mars 2016 extraits Un jour, sur le boulevard Beaumarchais, songerie assez floue à vrai dire, apparue comme malgré moi et disparue très vite, il m’est venu à l’idée de rechercher sur Google ce que j’avais bien pu faire et où je me trouvais l’avant-veille, à cinq heures du soir, puisque mes souvenirs s’embrouillaient et restaient muets. Ce devait être en novembre ou en décembre 2008 ; je me souviens du carrefour où je m’apprêtais à traverser la rue, près du Cirque d’hiver, de la lumière de cette après-midi froide et grise, et de l’éclair qui me traversa l’esprit. Il ne s’agissait pas seulement de retrouver ces informations comme si elles avaient dû être consignées par quelque énigmatique ange gardien, mouchard ou mémorialiste. Un citoyen est-allemand aurait pu répondre à la même question en allant consulter son dossier aux archives des services secrets ; et cette possibilité est déjà particulièrement saisissante. Il y avait autre chose dans le moment dont je parle : une vision de l’instant présent déjà transformé en son image numérique, ralenti, brouillé, tremblant, comme ces brèves vidéos que l’on trouve en chinant dans YouTube. De telles images, d’un seul coup, n’étaient plus seulement la trace de moments passés, trace imparfaite et volée par miracle. Le monde rentrait dans la manière d’être dont elles sont exemplaires ; je le voyais se disposer à rejoindre docilement une infinie réserve d’images d’où nous pourrions tirer, plus tard, celle de chacun des instants passés. Nous le pouvons, pour les images qui ont été effectivement enregistrées. Le rêve était qu’aucune différence ne séparait plus des moments enregistrés d’autres qui n’avaient pu l’être. Le monde se conservait tout entier sans l’intervention d’un tiers technologique. Dans mon instant de trouble, c’est ce passage à un nouveau mode d’être, ce devenir-image-souvenir, pour ainsi dire, que j’avais fugitivement perçu, et les portails de l’internet n’étaient que les sources où l’on allait puiser quelques-unes des images innombrables sous la forme desquelles s’était conservée l’intégralité du passé mondial. La technologie n’était plus ce qui enregistre ; elle donnait accès à un enregistrement de l’être par lui-même. * Qui, sur l’internet, n’est jamais parti en quête de ses amours mortes, des amis qu’il n’a plus vus depuis des années ? Temps perdu passé à rechercher le temps passé perdu. * Internet = « Mon gosier de métal parle toutes les langues » + « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans ». * Il y a dans l’internet une fontaine de jouvence où l’on plonge d’abord son visage en s’enivrant, puis où l’on voit son reflet meurtri par le temps, au petit matin. * Autrefois, les choses du passé subissaient une certaine relégation, proportionnelle à leur ancienneté. Les vieilles photographies et les vieux papiers étaient relégués au fond d’un grenier ou d’un tiroir. Le mode d’être pratique du passé dans l’étendue physique était le « au-fond-de ». Ce phénomène semblait suivre une loi naturelle qu’il était, certes, possible de contrecarrer en maintenant au premier plan de notre champ de vision des choses anciennes auxquelles nous tenions particulièrement ; mais il fallait en général faire un effort plus ou moins grand – physique et quelquefois moral – pour accéder aux images du passé. Il est facile aujourd’hui de retrouver des articles de presse, des discussions sur des forums, des photographies de nos amis et d’autres choses encore qui sont vieilles de plusieurs années mais que rien ne distingue en apparence des choses présentes – ni la vitesse à laquelle on accède à elles, ni la manière dont elles se manifestent. Dans cette compression du temps, le passé devient une sorte de présent parallèle ; les présents se multiplient comme des mondes possibles. * Le temps n’est plus où nous ressentions une légère honte à dire que nous avions trouvé quelque chose sur l’internet, comme si c’était une source illicite ou frelatée qu’un honnête homme n’eût pas mentionnée sans déchoir – car l’honnête homme sait déjà, depuis toujours, ce qu’il faut savoir, la culture est pour ainsi dire incorporée à son être. Je me suis rendu compte il y a peu qu’il était devenu naturel dans les conversations de préciser d’un ton neutre, comme en passant, que c’est par l’internet que l’on connaît la chose dont on est en train de parler, pour ne pas affecter de détenir par soi-même un savoir extravagant. Bientôt, l’internet sera devenu tellement familier que la plupart du temps nous ne prendrons plus la peine de le nommer, et pas davantage que nous ne disons « j’ai vu dans l’espace un vol d’hirondelles » – ou que nous ne rapportons en général nos perceptions aux organes sensoriels qui nous les transmettent – nous ne ferons sortir l’internet de son évidence implicite pour justifier telle ou telle de nos connaissances spontanées. * Il n’est pas encore si naturel, en revanche, de dire à quelqu’un que l’on rencontre pour la première fois – ou même quelqu’un que l’on connaît bien – que nous l’avons « googlé » et donc que nous savons un certain nombre de choses à son sujet, peu importe que ces choses soient embarrassantes ou à son avantage. Cette pudeur est la cause de situations fausses qui sont de plus en plus reconnaissables, et qui ne manqueront pas de se retourner bientôt contre elle en la reléguant au rang des scrupules obsolètes. * Nous avons tendance à croire que la morale dicte sa loi aux situations concrètes. L’apparition de l’internet nous donne à observer au contraire – presque comme si nous assistions à une expérience dans un laboratoire – comment une évolution des situations concrètes force notre morale à se redéfinir, avec une nécessité si implacable qu’elle se laisse à peine deviner. * Les réseaux sociaux procurent déjà l’expérience d’un nouveau paysage moral, où l’exhibition de soi, étant devenue la norme, ne peut plus être blâmée comme telle. Ce changement d’atmosphère est si général que nous n’en prenons pas nécessairement conscience, ou que nous l’oublions très vite. Le jugement n’est pas aboli, mais il s’appuie sur d’autres nuances. * Acis ne se montre plus sur les réseaux sociaux ; ses amis s’inquiètent, ou poliment le blâment. « Il y a longtemps, Acis, que vous n’avez changé votre gravure de profil, dans le Registre des visages ; êtes-vous souffrant, devenez-vous l’ennemi du genre humain ? » « C’est quand je m’en absente, Cléon, que je me réconcilie avec mes semblables ; dans cet étrange pays, les malheureux ont été changés en leur contraire, comme par un sortilège. Je croyais Théobalde bel esprit, et plusieurs fois le jour il aligne de sots commentaires ; je croyais Polyphème honnête homme, et il conspue les grands comme un vendeur de marée mélancolique ; je croyais Eutyphron philosophe, et il n’est pas de sujet futile dont il ne débatte avidement ; je croyais Daphnis écrivain, et tout ce qu’il écrit sur le Registre est au-dessous du commun ; je croyais Ménalque un savant, un homme englouti dans l’étude, et il se montre fort préoccupé des actrices ; je croyais Cydias humble, et je le découvre infatué de sa moindre péripétie ; je croyais Pyrame raisonnable, et c’est un pédant qui discourt des grands événements, des bruits d’alcôve, du temps qu’il fait, en un mot de toute chose comme si le monde n’attendait que ses doctes leçons pour se conduire ; je croyais Antisthène un sage, je le vois qui prend feu à toutes les controverses et crie anathème à qui n’est pas de son avis. Quel pénible visage que j’ignore donnerais-je de moi-même, si je m’aventurais trop longtemps dans ces parages ? » * L’invention d’une trame fictive – roman ou film – qui se déroule de manière réaliste dans le monde contemporain ne peut plus négliger de représenter la totale intrusion de l’internet dans les moindres gestes de l’existence. Il en résulte une tension inédite avec les œuvres antérieures qui sont, outre sa propre vie, l’autre source d’inspiration naturelle du créateur de récits. Comme tout artisanat, ce travail avait sa tradition, qui fournissait des recettes et des modèles. Jusqu’à présent, les deux sources – tradition et observation – pouvaient être exploitées harmonieusement, ou pour le moins sans heurts. Désormais, quand le créateur de récits se reporte aux modèles du passé – peu importe qu’ils le précèdent de vingt ans ou de cinq cents ans – il ressent une étrange séparation, une absence de prise, comme s’il y avait une paroi de verre entre lui et ces représentations de l’univers pré-numérique. Ce n’est certes pas la première fois que des objets nouveaux changent les modes de vie et que les hommes de lettres s’interrogent sur ce qu’ils doivent en faire. Mais la nature de la modification actuelle est elle-même différente. On s’est demandé au début du XXe siècle si l’avion, l’automobile, le téléphone étaient assez nobles pour apparaître dans la littérature. Ces vaines querelles ont été balayées par l’évidence. Reposer une telle question aujourd’hui à propos de l’internet serait encore plus dérisoire, non seulement parce que l’expérience a fini par montrer que l’expulsion dédaigneuse des phénomènes techniques modernes hors des représentations artistiques était rarement le gage d’une œuvre marquante, mais encore et surtout parce que la transformation concerne quelque chose qui est au fond bien trop vaste pour être désigné comme un simple « objet nouveau » ajouté au monde, dont on aurait le choix d’user ou de ne pas user. Jamais un personnage n’a été tenu de prendre un avion, même quand le transport aérien s’est démocratisé. L’automobile et le téléphone, plus familiers encore, n’ont pas affecté l’existence à chaque instant, en chacune de ses manifestations, comme l’a fait l’internet. Je peux sans difficulté concevoir un roman de trois cents pages écrit en 1990, et se déroulant à la même époque, dans lequel jamais une sonnerie de téléphone ne retentirait. Je ne crois même pas qu’il y aurait eu là une prouesse, un exercice de style. Mais l’internet est devenu si coextensif à tous nos actes mentaux, à tous nos moments – moments d’ennui, de désœuvrement, de travail acharné, de méditation philosophique, d’inquiétude personnelle – qu’un personnage des années 2010 qui serait privé de son usage pour telle ou telle raison ne pourrait manquer d’être obnubilé par son absence. Cette nouveauté radicale, qui introduit un décrochement sensible dans la longue tradition des artisans du récit, ouvre aussi la voie à l’invention d’intrigues inédites dont on ne mesure pas encore l’abondance. * Etonnamment nombreux sont les romans actuels – qu’ils relèvent de la fiction ou de l’autofiction – où l’intrigue ne se déroule pas dans le moment présent – ni dans un temps non marqué qui n’aurait aucune raison de ne pas être le moment présent – mais dans un passé proche, années 1980 ou 1990, où la vie quotidienne ressemblait dans les grandes lignes à ce que nous connaissons aujourd’hui, sinon que l’internet en était absent, comme s’il y avait là un seuil que l’on se refusait à franchir, un territoire dangereux pour l’écriture, pour le style, quelque chose à quoi l’on n’a pas envie de se confronter, ou que l’on a peur de ne pas savoir faire, un gouffre vers lequel on se sentirait glisser, mais devant lequel on freinerait des quatre fers et s’arrêterait in extremis. Il me semble que ce phénomène – qui n’est probablement pas conscient le plus souvent – est à part à peu près égale le fait d’écrivains relativement âgés, du moins ayant à ce jour vécu la plus grande partie de leur existence avant l’internet, et de romanciers jeunes mais trop lettrés peut-être pour se résigner à constituer des intrigues où l’irruption envahissante de cet élément leur donnerait le sentiment de s’éloigner d’une manière déchirante de leurs modèles antérieurs. Le paradoxe est que l’internet favorise précisément cette tendance au roman historique à contexte récent dont il est exclu, puisque c’est lui qui constitue une source d’informations merveilleusement facile d’accès et presque inépuisable – en tout cas de plus en plus dense – sur les époques où il n’existait pas. * La précision est devenue trop facile ; l’angoisse de la page blanche a été presque totalement éradiquée dans nos contrées. Le travail de l’écriture s’est brusquement rapproché de la sculpture dont tout le matériau est donné à l’avance et dont le mot d’ordre est : il faut tailler. L’accumulation de détails trouvés sur l’internet se retourne contre l’ambition réaliste qui l’avait naïvement motivée, parce qu’elle sonne faux. Nous devons jeter par-dessus bord des cargaisons de précisions inutiles. Nous devons nous efforcer au flou. * Félicité, la servante au cœur simple du conte de Flaubert, a un neveu qu’elle aime comme un fils, Victor, qui est marin. Elle apprend un jour qu’il est en escale à La Havane. Ce nom lui évoque quelques images d’Epinal, mais elle n’a aucune notion de la géographie. Pour en savoir un peu plus, elle va consulter M. Bourais, qui a étudié. Cela se passe au début des années 1820, à Pont-l’Evêque. Bourais ouvre un atlas, lui montre un petit point noir. « Elle se pencha sur la carte ; ce réseau de lignes coloriées fatiguait sa vue, sans rien lui apprendre ; et Bourais l’invitant à dire ce qui l’embarrassait elle le pria de lui montrer la maison où demeurait Victor. Bourais leva les bras, il éternua, rit énormément, une candeur pareille excitait sa joie ; et Félicité n’en comprenait pas le motif, elle qui s’attendait peut-être à voir jusqu’au portrait de son neveu, tant son intelligence était bornée ! » Google Earth et Facebook ont sonné la revanche des cœurs simples, qui croient à la présence réelle. L’internet a justifié la foi des ignorants qui s’imaginent que le savoir est un, que savoir, c’est savoir tout. * M. de Nemours vit beaucoup de lumières dans le cabinet ; toutes les fenêtres en étaient ouvertes et, en se glissant le long des palissades, il s’en approcha avec un trouble qu’il est aisé de se représenter. Il se rangea derrière une des fenêtres, qui servaient de porte, pour voir ce que faisait Mme de Clèves. Il vit qu’elle était seule ; mais il la vit d’une si admirable beauté qu’à peine fut-il maître de l’émotion que lui donna cette vue. Il faisait chaud, et elle n’avait rien, sur sa tête et sur sa gorge, que ses cheveux confusément rattachés. Elle était sur un lit de repos, avec une table devant elle, où elle avait placé son ordinateur ; M. de Nemours, en apercevant les figures qui se dessinaient sur l’écran, comprit qu’elle écrivait un message. Il était trop loin, cependant, pour deviner qui le devrait recevoir, ni les matières dont il traitait. Soit qu’elle laissât vagabonder son esprit, ou qu’elle eût de la peine à exprimer ses pensées, de longs moments passaient entre chaque frappe de ses doigts sur le clavier. Elle sembla enfin achever son ouvrage, ou pour le moins l’interrompre ; il la vit se transporter dans une nouvelle fenêtre de son écran. Elle dut inscrire le nom de M. de Nemours dans la barre de recherche de Google, car plusieurs images de ce prince apparurent ; elle cliqua sur l’une d’entre elles, qui devint fort grande, et se mit à la regarder avec une attention et une rêverie que la passion seule peut donner. On ne peut exprimer ce qu’il sentit dans ce moment. Voir au milieu de la nuit, dans le plus beau lieu du monde, une personne qu’il adorait, la voir sans qu’elle sût qu’il la voyait, et la voir tout occupée de choses qui avaient du rapport à lui et à la passion qu’elle lui cachait, c’est ce qui n’a jamais été goûté ni imaginé par nul autre amant. * Michel Butor fit paraître en avril 1971, dans Les Cahiers du Chemin, un article intitulé « Propos sur le livre, aujourd’hui ». Il annonçait le crépuscule du codex, ce « parallélépipède de papier imprimé » qui menace d’être débordé par l’infini de l’écriture et dont, en même temps, on a de plus en plus de mal à stocker la pléthore. « Si léger qu’il soit par rapport à ses ancêtres, il est trop lourd ; si nombreux, trop rare ; si concentré, trop volumineux. » Puis il décrivait, avec une prescience étonnante, quelques mutations à venir dont nous sommes entre-temps devenus les témoins : la lecture ubiquitaire sur écran (« Les progrès de la miniaturisation (…) sont tels qu’il n’y aurait aucune difficulté théorique à concentrer la totalité de la documentation existant dans toutes les bibliothèques du monde à l’intérieur d’un satellite modeste. Par l’intermédiaire d’un lecteur ressemblant quelque peu à un appareil de télévision, n’importe qui pourrait à n’importe quel moment consulter n’importe quel ouvrage ») ; la fin des limites éditoriales ou spatiales qui restreignaient la diffusion de l’écriture (« Tout pourra d’ailleurs être publié, les capacités des satellites étant bien assez vastes pour absorber la totalité des propositions manuscrites (quel que soit l’outil dont la main se serve) ») ; le nombre de consultations ou de vues se substituant à celui des exemplaires vendus comme norme du succès et de la rentabilité (« Bouleversement complet de la librairie, nouvelle économie, et donc types nouveaux de financement. Les droits d’auteur ne pouvant être fonction des exemplaires vendus (il n’y en aura plus), mais uniquement de la consultation ; encore faudrait-il pouvoir en définir le degré ») ; enfin le livre augmenté, qu’aujourd’hui nous sommes encore étrangement lents à développer, alors que nous avons les moyens de faire à peu près tout ce qui apparaît ici comme une rêverie futuriste relativement lointaine (« Les illustrations actuelles d’un livre sur le cinéma ne nous donnent que des images arrêtées ; nous pourrons assister, si nous le désirons, à la séquence entière ; soit un livre sur la musique, tous les fragments de partition, notre oreille pourra les entendre ; dans un livre sur l’histoire de l’art, chaque tableau évoqué pourra être détaillé ; en langue étrangère, à chaque mot nous disposerons de toute une gamme de dictionnaires ouverts automatiquement à la rubrique qui nous intéresse ; dans un livre sur un auteur, de tout le contexte de chaque citation »). Michel Butor écrivit ces lignes dans les mêmes années où l’internet était en train de naître ; mais il serait totalement anachronique d’y chercher une quelconque allusion à cela. Infime était le nombre de ceux qui avaient connaissance de l’internet avant les années 1990, et parmi eux, encore plus rares devaient être ceux qui détenaient ne serait-ce qu’une vague idée de toutes les fonctions et les puissances qu’il n’a cessé d’accumuler depuis vingt ans – et dont certaines apparaissent rétrospectivement prodigieuses quand on fait l’effort de se replacer en pensée dans les circonstances précises de la vie pré-numérique. L’article n’évoque même pas l’ordinateur – ni le nom, ni la chose. Il extrapole simplement à partir des possibilités offertes à l’époque par le microfilm, la télévision, les satellites. L’imagination trace ici son programme avec la certitude que l’intendance technologique, de toute façon, suivra. * Ceux qui, en l’an 2500, se pencheront sur les vingt ou trente années qui précédèrent la révélation de l’internet au public vers 1995 auront certainement la tentation de rapporter à l’imminence de cet événement ce qui se pensait et s’écrivait alors, comme si on l’attendait, comme si on en avait déjà une idée précise, comme si on n’avait eu qu’à patienter quelque temps avant sa mise au point et sa livraison ; et cette tentation sera d’autant plus grande que l’internet, pendant ce temps-là, existait effectivement, de manière souterraine. Il faut s’imposer un curieux effort mental pour s’obliger à concevoir que Michel Butor, lorsqu’il écrit les lignes citées plus haut, ou Jacques Derrida quand il parle de « la fin du livre » en 1967, dans La Grammatologie, ne connaissent absolument pas l’internet. Ce que les historiens de l’avenir devront comprendre pour ne pas être pris au piège de l’illusion rétrospective, c’est que son apparition a réellement été une surprise, une rupture dans le cours des années – et en même temps qu’elle est venue accomplir une aspiration pour laquelle l’imagination ne disposait que d’un schème très vague, à peine esquissé en pointillés ténus au creux des avancées technologiques que l’on avait sous les yeux. * Agostino Ramelli, né vers 1530 à Ponte Tresa, au bord du lac de Lugano, fut ingénieur et soldat. On raconte qu’il servit dans les armées de Charles Quint pendant les guerres d’Italie, mais que cela ne l’empêcha pas de s’établir en France, quelques années plus tard, où il s’illustra au siège de la Rochelle sous les ordres du futur roi Henri III. Quand celui-ci régna, il fut en faveur, reçut des pensions et des titres. Il semble qu’en 1594 on le trouve du côté des ligueurs, contre Henri IV, mais qu’ensuite le « capitaine ingénieur » Ramelli soit de nouveau entretenu par la puissance royale ; il avait dû se rallier à temps. Il mourut à la fin des années 1600. Sa biographie comporte beaucoup d’ombres ; en son siècle, il resta obscur. Il publia en 1588, à Paris, un ouvrage intitulé Le diverse et artificiose machine del capitano Agostino Ramelli dal Ponte della Tresa, ingegniero del christianissimo Re di Francia et di Pollonia. Sauf la page de titre, tous les textes sont écrits en italien et en français. Cent quatre-vingt-quinze planches représentent des machines nées de son imagination. Ce sont des assemblages complexes de roues, de treuils, de vis. L’énergie hydraulique y joue un grand rôle. Un certain type de machines semble obséder Ramelli et l’inspirer sans limites : les machines à faire monter l’eau en s’aidant de la force de cette eau même, mélanges de barrage, de puits et de moulin qui occupent à peu près la moitié des figures. Il y a aussi des ponts mobiles, des catapultes, des machines pour dégonder les portes ou forcer de grosses serrures. La planche n° 188 montre une invention qui au milieu des autres a l’air d’un intermède, mais qui vaut de nos jours à Agostino Ramelli une postérité sans commune mesure avec celle que lui réservait le déroulement tranquille des temps, tel qu’il allait son chemin avant que l’internet n’y fasse irruption. Il s’agit d’une roue à livres ; c’est le nom sous lequel on a pris ensuite l’habitude de désigner cet objet, mais il n’apparaît pas dans le chapitre qui le décrit (Ramelli dit seulement « cette roue »). Cela ressemble à une roue à aubes, à une petite roue Ferris, ou bien encore à la « roue de la fortune » que les candidats devaient faire tourner dans le divertissement télévisé du même nom, il y a plus de vingt ans (comparaison autrement plus anachronique, burlesque même en apparence, mais à laquelle il est difficile de se retenir de penser quand on a le dessin sous les yeux, et qui ne nous renvoie pas d’une manière si négligeable aux notions de hasard, de destin et de jeu). Elle est haute à peu près comme un homme. On est assis face à la tranche et l’on fait défiler, de haut en bas, des livres disposés sur des tablettes dont l’inclination ne varie pas, grâce à un mécanisme très sophistiqué d’épicycles, de sorte que les ouvrages restent en place et ne risquent pas de tomber. On peut de cette manière circuler entre une douzaine de livres. Cette invention est dite non seulement « belle et artificieuse », mais aussi « fort utile et commode à toute personne qui se délecte à l’étude, principalement à ceux qui sont mal dispos et sujets aux gouttes ». La possibilité de rester totalement immobile est sans doute l’unique avantage réel d’un tel dispositif, qui paraît pour le reste peu pratique, lent, et même susceptible de provoquer des crises de nerfs – il suffit d’imaginer que l’on veuille comparer deux ouvrages placés de part et d’autre du diamètre de la roue, et que l’on doive ainsi multiplier les allers et retours en faisant tourner à la force du poignet cette pièce de bois qui ne doit pas être si légère, pour se dire qu’une grande table où plusieurs volumes seraient étalés à loisir ferait aussi bien et certainement mieux l’affaire, à cette différence près, il est vrai fatidique pour l’érudit aux articulations douloureuses, qu’il faudrait peut-être se lever, s’incliner en avant, tendre le bras pour manipuler les plus éloignés. Ramelli n’a pas davantage réalisé cette machine que ses dizaines de moulins baroques. Quelques roues à livres ont été fabriquées après lui, cependant ; elles sont plus ou moins proches du modèle qu’il a établi. L’habitude a été prise, quoi qu’il en soit, de lui attribuer la paternité de cette invention – et de faire de lui, par la même occasion, un précurseur visionnaire du lien hypertexte et de la possibilité d’ouvrir plusieurs fenêtres sur un même écran. Il est étonnant que l’esprit humain soit si empressé à attribuer à ses créations les plus géniales et les plus simples des anticipations qui sont au contraire singulièrement alambiquées et vouées à l’échec. Il y a quelque chose de touchant à le voir se pencher sur ces ébauches maladroites et mort-nées, en s’en déclarant frère comme pour les relever et nimber en même temps ses succès de contingence et de modestie. Un tel paradoxe nous fait peut-être toucher, dans l’ordre du progrès technique, à ce que l’on appellerait dans l’ordre religieux un mystère, auquel les inventeurs – sans nécessairement pouvoir l’expliciter – sont sans doute plus sensibles que les observateurs profanes et qu’il convient de respecter en s’abstenant de le railler trop fort ; de sorte que si l’on me dit que la roue à livres de Ramelli est une géniale esquisse de l’internet, je consens à envisager de le croire, mais seulement parce que c’est absurde. * Voici ce qu’on pouvait lire en 1983, dans le Larousse du cheval de Jacques Sevestre et Nicole Rosier : « En l'espace d'une génération, la civilisation du cheval vient de disparaître. Une civilisation quasi-universelle, dont l'origine se perd dans les millénaires, vient de mourir sans bruit, discrètement (...) Il s'agit là d'une rupture décisive et irréversible dans l'histoire des sociétés. » Remplaçons « cheval » par « papier », et nous obtiendrons une description assez approchante des changements qui sont en train de se produire depuis le début des années 2000 et dont nous peinons étrangement à mesurer l’irréversibilité, auxquels nous sommes même convaincus que nous devons et pouvons résister, ou que nous amenuisons spontanément en n’imaginant l’avenir que comme un compromis avec le présent – jusqu’au jour où l’on s’arrêtera un instant, où l’on se retournera et où l’on se rendra compte que ce dont nous avions proclamé avec tant d’assurance la nécessité, l’inaliénabilité éternelle, s’est détaché de nous sans faire de bruit et sans que nous nous en soyons aperçu. * La comparaison laisse entendre également que les livres ne disparaîtront jamais totalement, de même que les chevaux sont encore là, dans les clubs d’équitation, où ils sont entourés d’un culte esthétique et de soins dont la technicité confine à la science. Les livres connaîtront sans doute un sort équivalent, dans une sphère d’existence réduite mais dévolue – avec tous les avantages que cela peut comporter – au loisir et à l’art. Ils s’y retrouveront aussi en compagnie des voiliers. * Autre apocalypse : les notes de bas de page disparaîtront. Elles seront abolies et transfigurées dans l’infinité des liens hypertexte dont pendant quelques siècles elles ont tracé l’esquisse préliminaire. Le même texte pourra à notre gré apparaître tantôt traversé de millions de renvois, vers d’autres textes, vers le monde des objets, vers des images et des sons, vers des herbiers, des grammaires, des atlas, vers tout ce que l’on voudra, vers tout ce que l’on déroulera à partir d’un seul mot, d’un seul nom, le plus énigmatique ou le plus anodin ; tantôt nu et forclos, interruption du flux perpétuel des significations et des choses. Onde ou corpuscule, d’une certaine manière. * Un soir d’automne, alors que la nuit venait à peine de tomber, je me suis attardé un peu plus longtemps que d’habitude devant les étals du « Boulinier », boulevard Saint-Michel. C’était il y a plus de cinq ans. Je ne m’étais jusqu’alors jamais rendu compte que l’on pouvait trouver autant de livres à vingt centimes la pièce. A l’époque, si mes souvenirs ne me trompent pas, le phénomène des livres vendus à 0,01 centimes d’euros sur l’internet n’était pas encore apparu. Mais cela faisait déjà du livre l’une des marchandises les moins chères au monde, en deçà du café à la machine ou de la cigarette à l’unité. Pourtant la consommation d’un livre, même s’il est très court, occupe beaucoup plus de temps que celle d’un gobelet de café ou d’une cigarette ; qu’il soit indigent ou génial, la durée nécessaire à sa conception est incommensurablement plus grande ; et, comme le disait Pline l’Ancien, il n’est pas de livre si mauvais qui ne puisse être utile par quelque endroit. Le caractère absolument hétéroclite de ces livres bradés à vil prix était frappant. Pour vingt centimes, on pouvait aussi bien avoir Le Pari français : le nouveau plein emploi, de Michel Albert (Le Seuil, 1982, 398 pages), qu’un fascicule dix fois moins épais qui donnait le mode d’emploi d’un appareil électroménager – mais en langue tchèque. Ni le volume de ces objets, ni leur nature, ni leur qualité éventuelle, ni la durée de leur consommation, ni la possibilité plus ou moins grande d’en faire tout simplement usage, ne semblaient plus jouer le moindre rôle dans la fixation de leur prix. Il n’y avait plus de valeur, puisqu’il n’y avait plus de critère de la valeur. Même le « prix de la ferraille » auquel on solde les vieux cargos ne pouvait être transposé au cas de ces livres, car il n’y avait aucune différence entre les plus minces et les plus volumineux. Les livres étaient devenus un stock dont il fallait se délester sans attendre. Sur le boulevard, passa une vieille Renault 5 orange. Ce fut la voiture la plus vendue en France entre le milieu des années 1970 et le milieu des années 1980. Il y en avait encore partout au temps de mon enfance. On n’en voit presque plus jamais. La plupart sont parties à la casse. Elles n’ont pas été vendues, même à 0,01 centimes d'euros; des primes ont été octroyées à leurs propriétaires pour qu’ils s’en défassent, et qu’elles disparaissent. Il est difficile d’imaginer qu’il y ait un jour une « prime à la casse » pour les livres, mais il est probable que beaucoup seront détruits dans les années qui viennent, faute de pouvoir être écoulés. Quand un peu de temps aura passé, me dis-je ce soir-là en regardant cette voiture qui descendait vers la Seine, et que les livres qui seront restés intacts dans les greniers réapparaîtront, nimbés de leur rareté nouvelle et de l’aura des choses du passé, on leur trouvera un charme comparable à celui de ces vieilles voitures qui étaient autrefois la banalité même et sur lesquelles on se retourne désormais quand elles se mêlent à la circulation. * Le travail du traducteur peut s’appuyer sur un nouvel instrument qui – à la différence du dictionnaire classique – n’explicite pas la signification des mots d’une langue en mettant en regard leurs équivalents dans une autre langue, mais en donnant toute une série d’images de la chose dont le mot que nous cherchons à comprendre est le signifiant. Ce dictionnaire iconologique, c’est Google Images. Je crois que je l’ai utilisé pour la première fois en 2008 – ou que j’ai pour la première fois entrevu son existence et son pouvoir, non sans ébahissement – lorsque je traduisais une nouvelle de Joseph Conrad où apparaissait ce morceau de phrase : belonging, as they did, to a warlike tribe with filed teeth… Je me suis demandé ce que pouvaient être ces « dents limées », et si l’expression cachait quelque chose que la traduction littérale, à l’aveugle, aurait manqué. J’ai inscrit les deux mots sur la barre de recherche et j’ai vu plusieurs photographies de guerriers africains qui arboraient une dentition où les incisives étaient taillées en pointe. Plus tard, en traduisant des chroniques de Franz Hessel qui évoquent le Paris des années 1920, j’ai passé un temps considérable – peut-être plus long que celui consacré au feuilletage de mon bon vieux dictionnaire – à rechercher sur l’internet des images de ce qui était décrit, défilés de la Mi-Carême, affiches publicitaires de l’époque, vieilles enseignes de la rue Mouffetard, façades aux ornementations remarquables, etc. J’ai voulu retrouver ce que l’auteur avait sous les yeux ; je me suis beaucoup promené dans le monde qui était la référence du livre. Cette manière de faire est plus rassurante, plus efficace et plus agréable que la traduction algébrique qui nous conduit d’un mot à un autre mot sans nous faire voir la chose dont il s’agit. En voyant ce que voyait l’auteur, le traducteur fait un pas de plus vers cet idéal : se mettre à sa place, pour récrire son texte dans l’autre langue comme s’il y était écrit pour la première fois. Des énigmes résistent, cependant. Dans un récit de rêve de Walter Benjamin (que finalement je ne traduisis pas), je tombai sur le mot Fensterpult. Benjamin visite la maison de Goethe, qui ressemble étrangement à une école, avec des couloirs immenses ; au bout de l’un de ces couloirs, il y a un livre d’or posé sur le Fensterpult. Mon dictionnaire ignorait ce mot composé que, littéralement, on pourrait traduire par « pupitre de fenêtre ». C’est d’ailleurs ainsi que le traduisit Jean Lacoste, à la fin des années soixante-dix. Mais qu’est-ce qu’un pupitre de fenêtre ? Qu’on l’écrivît en français ou en allemand, Google Images ne donnait aucune représentation de ce meuble bizarre, et rien d’approchant non plus, pas un indice qui aurait pu mettre sur la bonne voie. Le mot allemand appelait étrangement des photographies du World Trade Center en flammes ; par curiosité, j’ai cliqué sur l’une d’elles, qui m’a conduit à un forum interminable envahi de scénarios complotistes. J’ai cherché, malgré tout, si le mot mystérieux y apparaissait bien quelque part, et j’ai été guidé vers une image ancienne, prise de l’intérieur de l’un des gratte-ciels, qui montrait un rebord de fenêtre ; celui-ci était désigné, dans la description juxtaposée, comme un Fensterpult. En poursuivant mon enquête, j’ai vu que cette solution avait été choisie par un traducteur anglais, qui proposait window ledge (un autre préférant contourner l’aspérité en disant tout simplement desk). Du côté des occurrences textuelles, très rares, une deuxième hypothèse pouvait se dessiner, celle d’une « vitrine-table » où l’on expose des objets dans un musée. Cette dernière interprétation est sans doute la bonne. Le paradoxe – qui retarde le dénouement herméneutique – est qu’il faut imaginer que le livre d’or n’est pas dans la vitrine-table, mais sur elle ; car dans le récit du rêve, le gardien de la maison de Goethe invite Benjamin et deux vieilles touristes anglaises qui visitent également les lieux à inscrire leur nom sur la page ouverte – c’est alors que Benjamin voit que le sien s’y trouve déjà, dans une graphie maladroite qui est manifestement celle d’un jeune enfant. * Dans un autre texte de Walter Benjamin, que je traduisis au printemps 2011, il y avait une formule prêtée au fondateur du Figaro, Hippolyte de Villemessant : « Pour mes lecteurs, un incendie au Quartier Latin est plus important qu’une révolution à Madrid. » Comme Benjamin la citait en allemand, je voulus – au lieu de retraduire une traduction – remettre la main sur la phrase originelle en français et la reproduire fidèlement ; ainsi m’en allai-je confiant interroger Google. Mais je me rendis compte que toutes les occurrences que je retrouvais de cette citation provenaient, de manière explicite ou devinable, du texte de Walter Benjamin. La bonne foi des auteurs qui la reprenaient ainsi n’était pas en cause, car nul n’avait de raison de mettre en doute son authenticité ; elle est plausible et Benjamin a toujours passé pour un érudit. Dans l’hypothèse où il aurait fait circuler un propos apocryphe, lui-même était sans doute de bonne foi ; peut-être avait-il légèrement déformé la vraie phrase, peut-être s’était-il fié, déjà, à une source qui lui paraissait sûre, etc. Je ne sais pas quel est aujourd’hui l’état de l’énigme. Quand je fis, à l’époque, cette recherche infructueuse où j’étais toujours reconduit à mon point de départ, je pensai aux Dupondt qui roulent dans le désert en traçant un grand cercle sur lequel ils ne cessent de repasser en se persuadant qu’ils se trouvent sur une piste décidément sûre et fréquentée, alors qu’ils ne font que suivre leurs propres traces toujours plus nombreuses. * J’ai l’impression, lorsque j’y repense, que mon enfance s’est déroulée dans une ère de pénurie des images – caractérisation qui à l’époque aurait paru étrange, sans doute même inconcevable, car l’on pensait déjà que nous étions submergés par une quantité d’images jamais vue depuis le commencement du monde. Et pourtant, qu’elles étaient rares, en comparaison de la surabondance dont nous disposons désormais ! Il fallait les attendre ; attendre les films qui passaient à la télévision, et ne repasseraient que bien des années après ; attendre les magazines qui, une fois par mois, apportaient une cargaison de photographies qui semble bien mince, maintenant que l’on peut trouver sur l’internet, pour tout objet et tout désir, à peu près autant d’images qu’on le souhaite. Les images étaient un luxe qui exigeait une patience. Quand on en détenait une, on la conservait précieusement ; on la découpait, on la collait sur un album. De temps à autre, on retournait la voir et l’on rêvait longuement sur elle. Cette relative rareté des images avait même fait d’elles une sorte de monnaie d’échange, dans les cours de récréation – une monnaie dont la sur-inflation a considérablement dévalué le cours. Aujourd’hui les images s’enchaînent, s’entre-dévorent, se substituent l’une à l’autre, impitoyablement, comme pour devancer l’illimitation de notre désir. * Il y a tellement d’images de toutes choses désormais, que nous avons toujours déjà vu ce que nous allons voir – que ce soit l’appartement que nous allons louer, l’hôtel où nous passerons quelques jours de vacances, l’homme avec qui nous avons rendez-vous pour un entretien, etc. L’étendue physique devient le lieu d’une sorte de reconnaissance généralisée où nous allons retrouver les images et vérifier ce qu’elles nous avaient annoncé. De plus en plus nous comparons la réalité aux images, au lieu de comparer les images à la réalité. * Dans La Société du spectacle de Guy Debord, coexistent une critique des systèmes économico-politiques institués – bureaucratie soviétique aussi bien que démocratie libérale – et une philosophie pure – qui ressemble dans ses traits les plus fondamentaux à celle du phénoménologue chrétien Michel Henry – selon laquelle l’authenticité de la vie doit être reconquise contre les images qui la séparent d’elles-mêmes. Le cœur de cette philosophie est une nostalgie de la présence. « Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. » Les images qui se sont détachées de la vie se sont constituées en un monde séparé que cette vie ne contemple qu’en déchirant son unité. Les deux dimensions, politique et métaphysique, sont associées par Debord : derrière la dépossession d’elle-même que subit l’existence, un pouvoir monopolistique est à l’œuvre qui manipule le spectaculaire aux fins de se maintenir et de s’accroître. La forte impression que produit le livre repose sur cette conjonction des enjeux ; elle lui confère, d’une certaine manière, son lyrisme intemporel, son alchimie stylistique ; elle élève au plus haut la nature des luttes, dont le mot d’ordre final est : négation de la négation spectaculaire de la vie, séparation radicale d’avec le monde de la séparation. L’internet a scindé les deux aspects. Il a démultiplié le flux des images qui redoublent la vie, mais il a donné à chaque individu un pouvoir de les émettre qui a ruiné les grands monopoles spectaculaires. Guy Debord est mort en 1994, l’année où les premiers fournisseurs d’accès à l’internet sont apparus en France. On regrettera toujours les nouveaux « commentaires sur la société du spectacle » qu’il aurait certainement consacrés à cette technologie en déterminant dans quelle mesure elle a bouleversé – on ne peut du moins s’empêcher de le supposer – le paradigme contre lequel se dressait sa pensée critique. Tandis que les monopoles spectaculaires s’effondraient, le monde des représentations continuait de s’agrandir en se désorganisant. Le complotisme a été le stade naïf de la croyance en la liberté retrouvée, le levier qui a jeté à terre les antennes des émetteurs institutionnels. Debord parlait du spectaculaire diffus (libéral) et du spectaculaire concentré (soviétique). Peut-être faudrait-il inventer la catégorie du spectaculaire ésotérique (numérique) où la vie se tend à elle-même le miroir d’une fausse réconciliation. Les dernières lignes de la longue préface à l’édition italienne de La Société du spectacle – publiée en 1979, douze ans après l’édition française – semblent évoquer par anticipation l’atmosphère de guerre latente dont l’internet est aujourd’hui le théâtre : « Sous chaque résultat et sous chaque projet d’un présent ridicule et malheureux, on voit s’inscrire le Mané, Thécel, Pharès qui annonce la chute immanquable de toutes les cités d’illusion. Les jours de cette société sont comptés ; ses raisons et ses mérites ont été pesés, et trouvés légers ; ses habitants se sont divisés en deux partis, dont l’un veut qu’elle disparaisse. » Un tel mot d’ordre transparaît dans les lazzi que subissent chaque jour les vieux médias, vestiges du spectaculaire diffus descendus dans l’arène numérique. Mais les luttes qui se déroulent sous nos yeux ne laissent guère entrevoir la victoire de la vie sur la représentation. Les tenants de la critique pure sont si persuadés d’être en prise directe avec la vérité qu’ils ne perçoivent pas la nouvelle illusion dans laquelle ils s’enferment. Nous manquons de dialectique pour remettre ces figures incomplètes à leur place. Il est difficile de déterminer si Debord aurait trouvé des vertus émancipatrices à l’internet ou s’il aurait vu en lui une nouvelle forme du spectaculaire. On peut émettre l’hypothèse que sa thèse métaphysique fondamentale l’aurait sans doute orienté vers la deuxième direction. Cette thèse est d’ailleurs si radicale qu’elle voue sa posture critique à l’éternité. Car tout ce qui était vécu directement s’est éloigné, depuis toujours – dans un souvenir. Dans une philosophie de la réminiscence – et de l’internet comme immense machine à réminiscences – c’est seulement dans le monde séparé des souvenirs que la vie se réunit à elle-même, mélancoliquement. * Chez les scolastiques, les anges étaient en quelque sorte des êtres expérimentaux que l’on dotait des perfections dont l’humanité se jugeait privée. Ces hypothèses, ou pour ainsi dire ces fictions, révélaient toutes sortes de difficultés, de paradoxes ou d’impasses, d’ordre moral ou métaphysique, qui donnaient lieu à des controverses infinies dont on aurait tort de continuer à trop se moquer aujourd’hui, non seulement parce qu’elles peuvent avoir une véritable saveur littéraire, mais aussi et surtout parce que nous qui sommes confrontés à notre propre perfectionnement, nous pouvons y trouver des interrogations qui font écho à notre situation – présente ou à venir – et nous sont paradoxalement plus proches que des hommes du Moyen-Âge qui les avait énoncées. Je ne connais pas assez de théologie pour savoir si un jour l’on a attribué aux anges la capacité de se voir soi-même, de l’extérieur, comme l’on est vu par autrui. (Peut-être que la question ne se pose pas, s’il est vrai que les anges n’ont pas de corps ; ou peut-être qu’elle se pose justement pour cette raison.) Il est facile en tout cas de penser qu’il y a là quelque chose qui manque à notre expérience, une faculté qui fait défaut à notre condition. Je me souviens de l’étrangeté que j’ai éprouvée la première fois que j’ai utilisé Skype. Ce n’était pas l’image de mon interlocuteur me parlant depuis les antipodes qui m’avait troublé – après tout la science-fiction nous avait depuis si longtemps familiarisé avec ce rêve de la visioconférence qu’il ne nous a pas ému outre-mesure quand il est devenu possible –, c’était l’autre image, la petite image en bas à droite où je me voyais moi-même en train de parler ; et c’était, plus exactement encore, le pressentiment confus que j’avais d’être témoin, dans ce dédoublement de la perception, de quelque chose qui deviendrait un jour une composante permanente et pour ainsi dire banale de notre existence. Il suffit d’ailleurs, pour rendre concrète cette rêverie, d’imaginer que des drones ultra-miniaturisés nous accompagnent à tout moment et nous retransmettent nos images de nous-mêmes dans un dispositif du type Google Glass, ou mieux encore, mais pour un avenir un peu plus lointain, dans l’internet post-digital, intime de l’esprit, auquel nous accéderons – sans appareil extérieur – par un pur acte de l’esprit. * Imaginons un scénario à la Wikileaks ou à la Sony Pictures, dans lequel quelqu’un – ou Dieu, ou un super-ordinateur, ou l’internet lui-même devenu une sorte de monstre conscient de soi – révèlerait les données de tout le monde à tout le monde. Peu importe que ce soit l’effet d’un accident ou d’une décision. Nous serons comme ces individus dont la nudité ou la sexualité ont été projetées malgré eux sous les regards du monde entier, soit par la malveillance d’autrui, soit par leur propre maladresse, et que nous aurons plaints ou raillés sans avoir assez imaginé qu’ils étaient à l’avant-garde d’une nouvelle condition humaine qui serait un jour la nôtre. Nous nous verrons tous pornographes, tous hypocrites, tous médisants de nos amis dans leur dos, tous hantés par des fantaisies ou des angoisses insoupçonnables, etc. (L’un des principaux effets de Wikileaks fut de tourner en dérision la diplomatie, cet art de prononcer des amabilités et de penser des perfidies.) Nous trouverons dans l’intimité de chacun de quoi être indignés, offusqués, navrés, éberlués. Mais à quoi bon ? Nous ne pourrons plus jouer la comédie du moralisme grégaire ; nous ne pourrons plus feindre de nous rehausser en moquant ou blâmant autrui. Nous ne pourrons rien changer à nous-mêmes. Alors c’est notre morale qui changera. * Notre morale est faite pour des sociétés hypocrites, dans lesquelles ce qui compte est ce que l’on dit et non ce que l’on pense ; ce que l’on montre de soi et non ce que l’on est en secret. Ceci n’est pas un jugement de valeur ; c’est une description historique. L’hypocrisie est la trêve dans la guerre de tous contre tous qui se poursuit silencieusement dans nos intériorités. L’effacement des frontières entre intimité et publicité nous obligera à trouver d’autres moyens de faire la paix. L’internet nous apprendra à être plus aimables, ou plus insensibles. Nous ne sommes pas assez mûrs pour cette invention. * On sait que, chez les Grecs anciens, les activités de l’esprit étaient l’apanage des hommes libres et ne relevaient pas du travail, mais du loisir, et que la sphère des tâches manuelles – ou de la vie matérielle en général – était réservée aux esclaves ou pour le moins à des hommes tenus pour inférieurs. Le songe ironique d’Aristote disant que si les outils exécutaient d’eux-mêmes les ordres ou même les anticipaient, il n’y aurait plus besoin d’esclaves, reste cantonné à cette sphère. En réalité les activités de l’esprit sont aussi des travaux, des efforts productifs ayant leur part de monotonie et de répétition, des processus d’asservissement volontaire. Pour écrire nous devenons esclaves d’une idée et d’une forme. Sinon rien ne s’exprime, rien ne sort de l’état nébuleux initial. C’est pourquoi il n’est pas étonnant que nous rêvions à des machines pour cela aussi, et que nous soyons de plus en plus près d’en avoir. * Dans un film de science-fiction, un policier dit à un individu qu’il a démasqué, sous son apparence humaine, comme un robot : « Tu n’es pas capable d’écrire un roman ou un concerto. » Le robot lui répond : « Et toi ? » Derrière les réticences craintives que provoque la perspective d’une intelligence artificielle, il y a peut-être, plus encore que la peur d’être anéantis, asservis, remplacés, etc., par les machines (perte que, d’une manière pour le moins péremptoire, nous jugeons en outre irremplaçable pour l’univers), la peur d’être nous-mêmes démasqués comme des êtres faibles, routiniers, incapables pour la plupart de créer quoi que ce soit. Nous passons notre temps à prononcer des phrases qui ont déjà été prononcées. Nous ne faisons que nous entre-copier-coller. On a toujours pensé que la distinction entre un robot et un être humain se révélait à travers la différence de leurs réponses, de leurs productions spirituelles. Cette différence se réduit à une vitesse vertigineuse, à la fois par le perfectionnement des machines et par les capacités croissantes de réduplication dont nous disposons et qui en définitive rapprochent notre fonctionnement du leur. De plus en plus nous nous contentons de puiser dans un gigantesque stock d’informations dont nous restituons les éléments bruts à peu près tels que nous les avons trouvés, par mimétisme, paresse, ou contrainte. Au lieu de soumettre sans relâche les pauvres ordinateurs à la question, demandons-nous si les millions de documents interchangeables que produisent chaque semaine, dans le monde entier, les départements de marketing, les universités, les administrations, les orateurs politiques, etc., n’apparaîtraient pas aux yeux d’un esprit impartial – et même à nos propres yeux, si nous savions nous défaire de notre orgueil – comme d’honnêtes accumulations de symboles engendrées de manière automatique par des machines dotées d’une assez faible parcelle d’esprit. Ce ne sont plus les phénomènes, c’est l’intériorité qui est devenue la garante de la différence homme-machine ; et ce dernier refuge vacillera sans doute un jour, lui aussi. La machine ne nous est pas extérieure. Nous sommes machines plus souvent que non-machines ; nous ne sommes non-machines qu’autant que nous sommes neurasthéniques ou créateurs. Mais nous avons besoin d’être machines ; nous en avons besoin pour aller au bout d’une tâche quelconque, pour donner corps à l’éclair fugace d’une idée, etc. Nous n’avons pas à nous rebeller crânement contre notre devenir-machine, qui a toujours existé ; nous devons nous défaire de l’aveuglement qui nous pousse à vouloir à tout prix nous tenir pour différents des machines, alors même que notre part machinique voit ses facultés augmenter considérablement. * Nous étions, A. et moi, dans un cinéma d’art et d’essai du Quartier latin. En entrant dans la salle, j’eus le sentiment que nous étions déjà venus là peu de temps auparavant ; cependant je n’arrivais pas du tout à identifier quand, ni pour voir quel film, et j’étais troublé par la contradiction insoluble qu’il y avait entre mon sentiment, qui me faisait placer ce moment dans un passé très proche, dix jours, deux ou trois semaines tout au plus, et la certitude matérielle que cela ne pouvait qu’être plus ancien – mais où se situait dans le temps ce « plus ancien », j’étais incapable de le déterminer même d’une manière très approximative. J’interrogeai A., et pour préciser mes souvenirs, tout en l’aidant à raviver les siens (ce dont j’étais impatient, car j’étais en train de me demander si je n’étais pas la proie d’une impression de déjà-vu particulièrement hallucinatoire et un peu inquiétante), j’ajoutai que nous nous étions dit ce jour-là, en entrant dans la salle exactement comme nous étions en train de le faire à présent, que cela faisait très longtemps que nous n’étions plus venus dans ce cinéma. Cela lui rappelait quelque chose, en effet. Plus nous avancions dans l’allée centrale, plus nous nous souvenions ensemble de nous être trouvés ici, de nous être dit qu’il y avait des mois ou des années que cela n’était plus arrivé (alors que nous avions elle et moi beaucoup fréquenté ce cinéma, le Champollion, quand nous ne nous connaissions pas encore, et que, plus tard, nous y étions souvent allés tous les deux), et d’avoir choisi à peu près les mêmes sièges, à droite, près de l’écran. Mais A. pensait que c’était en septembre, c’est-à-dire plus de six mois auparavant, ce que je n’arrivais pas à croire. Le noir se fit, le film commença. C’était Prima della rivoluzione de Bertolucci. Plongé dans la pénombre, tandis que défilaient les images que je ne parvenais pas à suivre avec une attention totale, j’essayais en vain de repérer en tâtonnant des morceaux épars de souvenirs à partir desquels j’aurais pu commencer à reconstituer la scène qui me manquait dans mon passé. Je me demandais quelle trace numérique notre venue aurait pu laisser et je n’en voyais pas. Nous avions certainement décidé d’aller au cinéma sans avoir besoin de ponctuer l’affaire d’un sms ou à plus forte raison d’un e-mail. A l’entrée, les cartes bleues n’étaient pas acceptées. Les relevés bancaires dont le pouvoir de réminiscence m’avait surpris il y a dix ans déjà – il est, quand on y songe et dès qu’on en fait l’expérience, tout à fait évident, mais une barrière intime très compréhensible nous empêche a priori de conférer la moindre poésie à un tel objet – ne seraient d’aucun secours pour résoudre l’énigme. Trouverait-on en ligne les archives de la programmation des différents cinémas du Quartier latin ? Rien n’était moins sûr. Faudrait-il s’en remettre à la chance d’un ticket laissé dans la poche d’une veste ou d’un manteau, que je retrouverais plus tard si jamais je ne l’avais pas jeté – au bout de quelques jours, ou de plusieurs mois, comme cela se produisait lorsqu’on allait voir un film à la charnière de deux saisons et que le ticket restait au fond d’un vêtement que l’on portait pour la dernière fois avant longtemps ? J’avais le sentiment de nager dans les profondeurs d’une mer d’oubli. Au milieu du film, un plan déclencha une association d’idées, vague mais efficace, qui me parut apporter subitement une réponse à mon interrogation et apaiser les inquiétudes que me donnait ma mémoire. Quand nous sortîmes, je dis à A., confiant : « Au fait, le film que nous sommes allés voir ici même il n’y a pas très longtemps, c’était Accident de Losey. » Mais elle rejeta cette hypothèse avec une certitude encore plus affirmée que la mienne ; nous avions vu Accident à l’Action-Ecoles. Cette hypothèse que je devais me résigner à abandonner s’était très bien ajustée à la sensation de proximité temporelle et je voyais d’autant moins par quelle autre nous pourrions la remplacer. Tandis que nous marchions dans la nuit et que nous parlions d’autre chose, cette question continuait à résonner dans un recoin de mon esprit. Je commençais à abandonner tout espoir d’y répondre. Nous ne sommes décidément pas googlisables, me dis-je. Les dernières questions qui restent sans réponse sont celles qui touchent aux événements de notre vie. Le sentiment de cette incapacité me frappa comme une chose nouvelle. Etait-ce la généralisation de Google qui avait affaibli nos facultés mémorielles, comme si le dépérissement de la fonction avait entraîné celui de l’organe ? Ou bien était-ce le contraste entre l’internet et nous-mêmes qui avait soudain mis en évidence une imperfection dont auparavant nous n’avions aucune raison d’être cruellement affligé ni d’avoir particulièrement conscience ? Juste avant de franchir la Seine, en face de Notre-Dame, il me revint en mémoire que le film que nous étions allés voir au Champollion, quelques semaines plus tôt, était Pandora d’Albert Lewin. Ce ressouvenir me prit par surprise ; rien ne l’avait appelé. L’étrange étonnement que provoqua cette remontée absolument spontanée du passé en moi-même – sans l’activation d’une touche quelconque ni la formation d’aucune chaîne d’association d’idées – me sembla, lui aussi, nouveau. * J’avais, d’une certaine manière, oublié que j’avais une mémoire. Je cherchais, devant le « blanc » auquel j’étais confronté, le secours de l’auxiliaire numérique qui à son tour était pris en défaut. La prophétie de Platon dans le mythe de Theuth devenait subitement concrète, à une échelle plus vaste. Theuth, racontait Socrate dans le Phèdre, avait inventé l’écriture et l’avait présentée au roi des Egyptiens en lui expliquant que cette découverte résoudrait les défaillances de la mémoire humaine ; mais le roi avait répondu que ce remède n’en serait pas un. Ceux qui l’utiliseraient cesseraient d’exercer leur mémoire et leurs âmes deviendraient oublieuses ; c’est du dehors et non du dedans qu’ils se remémoreraient les choses. Avec l’internet, qui accomplit à un degré suprême l’auxiliarité dont l’écriture était la première ébauche, nous pouvons avoir le sentiment de devenir, à la fois, capables de ne rien oublier et incapables de nous souvenir de quoi que ce soit. * Autrefois, il nous arrivait d’oublier des strophes de poèmes, des faits historiques, des théorèmes, des mots latins, etc., des choses qu’on nous avait fait apprendre à l’école parce que les générations précédentes les avaient jugées essentielles – ou des choses que nous avions apprises par goût, par vocation, mais qui menaçaient tout de même de s’enfuir de notre esprit si nous ne faisions pas l’effort de les retenir. Notre mémoire des connaissances extérieures semblait vulnérable et suspendue à notre volonté ; notre mémoire personnelle, en revanche, avait quelque chose d’une forteresse. De temps à autre, on ne se rappelait plus qui avait été président du Conseil en 1952, ou qui avait gagné la coupe du monde de football en 1970, mais on pouvait se dire qu’il y avait une chose au moins que l’on n’oublierait jamais, ou que, sauf s’il survenait un accident tragique, l’on n’oublierait jamais autant que tout le reste, et c’était notre propre vie. Maintenant que nous disposons avec l’internet d’un gigantesque auxiliaire mnémonique capable de pallier à peu près toutes les défaillances de notre mémoire des connaissances extérieures, c’est notre mémoire personnelle qui apparaît soudainement, par un contraste nouveau, frappée d’une imprécision troublante. Ma vie, nos vies sont invérifiables, alors que de plus en plus de choses sont vérifiables par l’entremise de Google – des choses qu’auparavant nous aurions crues définitivement perdues pour nos souvenirs. Si je m’interroge sur le déroulement de la bataille de Leuctres, l’internet me répond ; si je m’interroge sur un moment de mon passé, il ne me répond pas. J’ai rêvé qu’un jour nous retrouverions sur l’internet la trace des événements les plus insignifiants de notre existence, ceux qui n’ont aucune chance d’avoir été répertoriés par personne, comme si tout ce qui a lieu s’enregistrait automatiquement et que l’internet n’était que le médium donnant accès à cette mémoire spontanée de l’être. Si c’était possible, on aurait le sentiment d’entrer dans une dimension inouïe. Mais le fait que ce soit impossible n’est pas sans créer une étrangeté qui est peut-être tout aussi grande. Ce qui nous concerne le plus intimement fait désormais partie des choses les plus incertaines qui soient au monde – des choses les moins susceptibles d’une vérification rassurante. Les frontières de notre identité deviennent floues, tandis que tant d’objets conquièrent des biographies nettes, fermement établies. Nous n’avons pas changé, mais les choses autour de nous ont changé, et nous avons déchu dans la catégorie des êtres friables, dans une sorte de seconde zone ontologique, à la manière d’un vieux quartier dans une ville en pleine expansion, un quartier de plus en plus perdu au milieu d'immeubles toujours plus nombreux, plus modernes, plus solides, et qui nous regardent de haut. * |